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58

Quelques jours plus tard, je fus de nouveau admis à pénétrer dans les Tombes et je parcourus le couloir à la recherche de Bartleby, mais sans le trouver.

— Je l’ai vu sortir de sa cellule il y a un petit moment, dit un geôlier. Peut-être qu’il est allé flâner dans les cours.

J’allai donc dans cette direction.

— Vous cherchez l’homme silencieux ? dit un autre geôlier en me croisant. Il est couché là-bas — endormi dans la cour. Il n’y a pas vingt minutes que je l’ai vu couché par terre.

La cour était parfaitement tranquille, car les prisonniers ordinaires n’y avaient pas accès. Les murs d’une extraordinaire épaisseur qui l’entouraient ne laissaient venir à elle aucun bruit.

Étrangement recroquevillé au pied du mur, couché sur le flanc, les genoux repliés et la tête touchant les pierres froides : tel m’apparut l’émacié Bartleby. Mais rien ne bougeait. Je m’arrêtai, puis m’approchai tout contre lui ; je vis en me penchant que ses yeux voilés étaient ouverts ; par ailleurs, il semblait profondément endormi. Quelque chose m’incita à le toucher. Je tâtai sa main : un frisson convulsif courut le long de mon bras et de mon échine jusqu’à mes pieds.

La face ronde du marchand de bouffe me dévisageait :

— Son déjeuner est prêt. Est-ce qu’il va encore se passer de déjeuner aujourd’hui ? Il vit donc sans déjeuner ?

— Il vit sans déjeuner, répondis-je, et je lui fermai les yeux.

— Hé !… il dort, n’est-ce pas ?

— Avec les rois et les conseillers, murmurai-je.

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Je la reconduisais chez elle après une réunion de famille. Nous roulions sur cette même autoroute du Sud où le souvenir de mon frère préféré m’avait donné l’envie de monter Bartleby. Elle se plaignait de ce que son mari — lui, donc, mon frère — eût laissé ses affaires en plan avant de mourir. Qu’il lui fallait maintenant, elle, se débrouiller seule avec la paperasse. Elle m’enjoignait d’être plus prévoyant, de partir en ayant tout mis en ordre, de penser aux survivants. Elle me parlait comme une mère ordonne à son fils de faire son lit au carré. C’était une voix pointue et nette. Un ton qu’on ne contredit pas. Aucune place pour le doute. Je conduisais sans répondre. Je songeais aux couples. À celui-ci en particulier. C’est donc l’histoire d’un couple, me disais-je, où le mari ne m’aura jamais dit de mal de sa femme qui ne m’en aura jamais dit de bien. L’envie me vint de modifier cette histoire. Si peu que ce fût. Nous allions arriver chez elle. Nous passions devant le cimetière où le préféré et le puîné étaient enterrés dans deux tombes voisines. Oui, après la mort du préféré le puîné était mort à son tour. Je le croyais absolument détruit par Alzheimer mais il y avait encore suffisamment de conscience en lui pour le faire mourir de chagrin. Si son frère préféré ne venait plus le visiter tous les jours, c’est que son frère préféré était mort. Il mourut donc aussi, emporté par cette intuition. Je crois en ces choses parce que cette chose bouleversante s’est produite.

Bref, je m’étais mis en tête de faire dire à l’épouse une gentillesse sur mon frère. Je voulais entendre cela une fois. Une seule fois. C’était une idée idiote, j’aurais pu m’en passer mais j’ai dû me raconter que la satisfaction de ce désir à ce moment précis m’était vitale. (On ne pense qu’à soi et je suis capable de ce genre d’idiotie.)

J’ai donc arrêté la voiture devant le cimetière. Nous nous sommes rendus sur la tombe et là j’ai demandé à l’épouse de me dire quelque chose de gentil sur mon frère. J’ai précisé, n’importe quoi, une douceur, un bon moment, un détail qui t’émeuve, quelque chose qui te fasse plaisir. Rien qu’une fois, s’il te plaît. Elle s’est tue, d’abord. Elle réfléchissait. Elle plissait son front bombé. Dieu que cette fille avait été jolie ! Nos vies étaient presque passées mais le souvenir vivace de la beauté régnait encore sur ce visage crispé par la réflexion. Elle plissait le front. Elle réfléchissait avec beaucoup de sérieux. Elle fouillait en son couple. Un beau souvenir allait surgir, pêché peut-être dans les profondeurs de leur jeunesse. J’étais attentif comme au-dessus d’un cadeau qu’on ouvre. Front plissé, sourcils froncés, bouche contractée, elle dit enfin :

— Je ne l’ai jamais trompé.

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Il n’y a guère lieu, semble-t-il, de pousser plus loin ce récit. L’imagination suppléera aisément au maigre exposé de l’enterrement du pauvre Bartleby. Mais avant de vous quitter, si ce petit récit vous a suffisamment intéressé pour éveiller votre curiosité à l’endroit de Bartleby et du genre de vie qu’il avait pu mener avant notre rencontre, tout ce que je puis répondre c’est que je partage pleinement ladite curiosité mais que je suis complètement incapable d’y satisfaire.

Toutefois, je ne sais si je dois divulguer certaine petite rumeur qui vint à mon oreille quelques mois après le décès du scribe. Sur quel fondement reposait-elle, je n’ai jamais pu le découvrir, aussi suis-je incapable de dire dans quelle mesure elle est vraie.

Quoi qu’il en soit la rumeur en question voulait que Bartleby eût exercé une fonction subalterne au service des Lettres au rebut de Washington, et qu’il en eût été soudainement chassé par un changement administratif. Quand je songe à cette rumeur, je puis à peine exprimer l’émotion qui s’empare de moi.

Les lettres au rebut !

Cela ne rend-il point le son d’hommes au rebut ?

Imaginez un homme condamné par la nature et l’infortune à une blême désespérance ; peut-on concevoir besogne mieux faite pour l’accroître que celle de manier continuellement ces lettres au rebut et de les préparer pour les flammes ?

Car on les brûle

chaque année

par charretées.

Parfois, des feuillets pliés, le pâle employé tire un anneau : le doigt auquel il fut destiné s’effrite peut-être dans la tombe ;

un billet de banque que la charité envoya en toute hâte : celui qu’il eût secouru ne mange plus, ne connaît plus la faim ;

un pardon pour des êtres qui moururent bourrelés de remords ;

un espoir pour des êtres qui moururent désespérés ;

de bonnes nouvelles pour des êtres qui moururent accablés par le malheur.

Messages de vie, ces lettres courent vers la mort.

Ah ! Bartleby ! Ah ! humanité !

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Aujourd’hui, le destin des morts est d’occuper les fonds d’écran. Je vois cette photo tous les matins en allumant mon ordinateur et la retrouve quand je referme ma page d’écriture : mon frère et moi assis sur un muret. J’ai trois ans. Il en a huit. Je suis le blond, il est le brun, je suis devant, il est derrière. Il me tient entre ses mains et, quoique tournant sans réticence son visage vers le photographe, il pose sur lui un regard qui installe une tranquille distance. Pourtant ce regard n’est pas méprisant. Pourtant ces mains ne sont pas possessives. Les mains ne cramponnent pas, le regard ne dit pas chasse gardée ce petit frère est à moi. Le regard songe, les mains protègent. Tout juste empêchent-elles le petit de tomber du muret. Ce qui pourrait bien arriver car le petit semble plein de vie. Regardez-les, le grand et le petit. Le grand est assis, tranquillement occupé à protéger le petit qui semble prêt à tout : il va se lever, il va vivre, il va rater sa scolarité mais il va jouer, rire, aimer, enseigner, écrire, publier, il va monter sur scène, il va, comme on dit, « réussir » entre les mains discrètement protectrices du grand, toujours assis sur le muret. En quoi consistait-elle, cette protection ? En une courte phrase, par exemple, que le grand prononça un soir où le petit, revenu de l’école avec des résultats effroyables, s’était plaint d’être si con. Le petit s’était rué dans leur chambre, s’était jeté sur son lit et, quoique victime d’un chagrin authentique, avait donné une représentation théâtrale de son désespoir : Je suis con ! je suis con ! je suis con ! répété une bonne dizaine de fois en martelant son oreiller, comme il l’avait peut-être vu faire au cinéma.