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— Salaud ! C’est dégueulasse ! Je le dirai à maman !

Il me regardait, surpris :

— Si tu t’étais servi, laquelle aurais-tu prise ?

— La petite !

— Eh bien tu l’as, de quoi tu te plains ?

Le drôle était que nous ne nous disputions pas ; nous jouions à nous disputer. La scène, indéfiniment répétée — il l’empruntait d’ailleurs à une histoire de Nasreddin — , était un simulacre de conflit dont nous ne nous lassions pas. Je savais qu’il mangerait la petite part. Il savait que je ferais semblant de râler.

Djibouti ; j’avais cinq ans, lui dix et une mission quotidienne : préparer mon goûter. Nous avions fait de cette cérémonie un long rituel ludique où le langage l’emportait sur le goûter proprement dit. (Pour silencieux qu’il fût, c’est ce frère qui m’apprit à parler. Et d’ailleurs à lire, plus tard, les romans qu’il aimait. Donc à écrire.) Le jeu était le suivant ; vers quatre ou cinq heures de l’après-midi, je demandais, brutal :

— Bernard, goûter !

Il prenait une mine étonnée et m’expliquait qu’en conscience il ne pouvait préparer son goûter à un garçon qui le réclamait aussi grossièrement.

— Bon, s’il te plaît, mon goûter !

— C’est mieux, mais ça reste très insuffisant.

— Allez, Bernard, tu pourrais me préparer mon goûter, s’il te plaît ?

— Ce n’est pas mal, mais c’est encore loin d’être ça.

Et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il m’ait fait élaborer une phrase prodigieusement alambiquée pour un enfant de mon âge, mélodie laudative et suppliante dont il m’apprenait la plupart des mots et qui chaque jour s’allongeait un peu plus :

— Ô grand Bernard, frère magnifique et vénéré, consentirais-tu, du haut de ton immense bonté, à laisser tomber ton regard sur le misérable vermisseau affamé qui se prosterne à tes augustes pieds et daignerais-tu lui préparer un de ces somptueux goûters dont tu as seul le secret, pour anéantir la faim atroce qui le tenaille ?

À la fin de sa vie il lui arrivait de faire des gâteaux secs, de ces gâteaux méridionaux, petites tranches de béton piqueté d’amandes qui, de la Provence au sud de l’Italie, changent de nom selon la région mais flattent partout l’orgueil local. On les amollit parfois dans le vin du cru. Un jour, il y mit du gingembre. Me tendant la corbeille, il proposa :

— Un Bartleby ?

14

Rien n’affecte autant une personne sérieuse qu’une résistance passive. Si l’individu qui rencontre cette résistance ne manque pas d’humanité, il fera, dans son humeur la plus favorable, de charitables efforts pour exposer à son imagination ce qui demeure impénétrable à son jugement. C’est ainsi que je considérais le plus souvent Bartleby et son comportement. Pauvre garçon ! pensais-je, il n’a pas de mauvaises intentions ; il est clair qu’il ne cherche pas à être insolent ; sa mine prouve suffisamment que ses excentricités sont involontaires. Il m’est utile. Je puis m’accommoder de lui. Si je le mets à la porte il tombera sans aucun doute sur un patron moins indulgent, il sera rudoyé et peut-être en viendra-t-il à mourir misérablement de faim.

Oui, voici l’occasion de jouir fort agréablement, à peu de frais, de ma propre estime. Il ne me coûtera rien, ou presque rien, d’être amical avec Bartleby, de me prêter à son étrange entêtement et, du même coup, d’emmagasiner dans mon âme ce qui deviendra éventuellement une friandise pour ma conscience.

15

La plupart des spectateurs n’avaient pas lu Bartleby le scribe. Beaucoup même ignoraient l’existence de cette nouvelle d’Herman Melville. Ils connaissaient Moby Dick, la baleine mythique, par le cinéma ou par ouï-dire, le nom de Melville était une réminiscence, mais ils ne savaient rien de Bartleby. (Ils disaient « Bartlebaïe ».) Ce fut une surprise pour moi. Les textes qui nous hantent — je ne sais plus quand Bernard m’a parlé de Bartleby pour la première fois — , nous les imaginons connus de tous. Eh bien non. D’ailleurs, la plupart des spectateurs ne venaient pas pour Bartleby mais pour moi. Un bon nombre étaient de mes lecteurs. Quinze ans plus tôt j’avais publié Comme un roman, une réhabilitation de la lecture à voix haute, aujourd’hui ils venaient m’écouter lire à haute voix. Ils venaient écouter leur auteur en lire un autre.

Seulement, magie du théâtre, dès que je commençais à lire je disparaissais au profit d’Herman Melville. Melville lui-même cédait la place au notaire et, dans le découpage que j’avais fait de la nouvelle, le notaire présentait Bartleby d’entrée de jeu.

Très vite, donc, les spectateurs se retrouvaient seuls face au scribe. Aussi seuls que l’était le narrateur. Au moment où celui-ci se félicite avec humour d’emmagasiner dans son âme ce qui deviendra éventuellement une friandise pour sa conscience, j’entendais fuser quelques rires subtils. On était franchement du côté du notaire, à présent. Un homme qui sait si bien se moquer de lui-même… Quelle lucidité sur son propre compte, n’est-ce pas ? Il se moque de lui et nous sourions ensemble. Nous partageons avec lui ces petits tours de passe-passe mentaux qui abonnissent la conscience et, comme lui, nous n’en sommes pas dupes. Nous nous congratulons entre gens de bonne compagnie. Nous voici subtils, lucides, patients et secourables. C’est un bon moment. Notre bienveillance, notre humour, notre sérénité tiennent Bartleby à distance. Le théâtre nous a mangés.

16

Pourtant, je n’étais pas toujours de cette humeur. Parfois la passivité de Bartleby m’irritait. Je me sentais étrangement impatient de provoquer un nouveau conflit, de tirer de lui quelque étincelle de colère qui répondît à la mienne propre. Mais autant chercher à faire jaillir une flamme en frottant ses phalanges contre un savon de Marseille.

Un après-midi cependant, l’impulsion mauvaise prit le dessus sur moi et la petite scène suivante se déroula.

— Bartleby, quand vous aurez fini de copier ces pièces, je les collationnerai avec vous.

— Je préférerais pas.

— Comment ? Pour sûr, vous n’entendez pas persister dans cet entêtement de mule ?

Pas de réponse.

Je poussai les battants de la porte et, me tournant vers Dindon et Lagrinche, je m’exclamai :

— Bartleby déclare pour la seconde fois qu’il ne veut pas collationner ses pièces. Qu’en pensez-vous, Dindon ?

C’était l’après-midi, notez-le bien. Dindon flamboyait comme un chaudron de cuivre ; sa tête chauve fumait ; ses mains vaguaient parmi ses papiers tachés d’encre.

— Ce que j’en pense ? rugit-il. Je pense que je m’en vais tout simplement passer derrière son paravent et lui pocher les yeux !

Ce disant, Dindon sauta sur ses pieds et lança ses bras en avant dans une posture pugilistique.