— Asseyez-vous, Dindon. Écoutons ce que va dire Lagrinche. Qu’en pensez-vous, Lagrinche ? Ne serais-je pas en droit de renvoyer immédiatement Bartleby ?
— Excusez-moi, monsieur, c’est à vous d’en décider. Je trouve sa conduite tout à fait anormale, et même injuste envers Dindon et moi. Mais ce n’est peut-être qu’une lubie passagère.
— Ah ! m’exclamai-je, vous avez singulièrement changé de ton.
— C’est la bière, cria Dindon. La douceur est l’effet de la bière. Nous avons déjeuné ensemble aujourd’hui, Lagrinche et moi.
17
Ici, Dieu sait pourquoi, me vient ce souvenir. Nous sommes en 2 CV, Bernard et moi — la 2 CV familiale — , dans la rue de notre village. Il est au volant. Nous avons respectivement quinze et vingt ans. Une Mercedes immatriculée à l’étranger nous barre la route, sans personne au volant. Garée là, tout bonnement, au milieu de la rue. Je pénètre dans la boulangerie voisine pour demander à Albertine, la boulangère, si elle n’en connaîtrait pas le propriétaire. Un énorme type en maillot de bain se fait connaître comme étant le contrevenant recherché. Nous sommes au début de l’été, c’est une masse de chair rose et fumante, à la nuque et aux épaules cramoisies. Dehors d’autres voitures s’agglutinent. Commence le concert des klaxons. J’indique au colosse l’existence d’un parking à vingt mètres de là. Contre toute attente, il entre dans une fureur volcanique, hurlant que nous autres Français n’avons aucun sens de l’hospitalité, antipathiques au possible nous sommes, mais bien contents tout de même d’empocher son argent quand il vient chez nous passer les vacances !
Silence atterré des clients qui n’en mènent pas large. À lui seul, l’ogre nu occupe la moitié de la boutique.
— Non ? Ce n’est pas vrai peut-être ?
C’est alors que s’élève la voix de mon frère, un peu lasse, dans les cliquetis du rideau de perles où vient d’apparaître son maigre visage :
— C’est vrai, monsieur, votre argent nous passionne. Alors, soyez gentil, l’année prochaine restez chez vous et envoyez-nous un chèque.
18
Je fermai les battants de la porte et m’avançai de nouveau vers Bartleby. La tentation fatale s’était emparée de moi, je le sentais, avec une force accrue. Je brûlais de voir Bartleby se rebeller encore contre moi. Or, je me rappelai qu’il ne quittait jamais l’étude.
— Bartleby, dis-je, Gingembre est parti. Faites un saut jusqu’à la poste, voulez-vous (c’était une course de trois minutes), et voyez s’il y a quelque chose pour moi.
— Je préférerais pas.
— Vous ne voulez pas ?
— Je préfère pas.
Je regagnai mon bureau en chancelant et me perdis dans une méditation profonde.
Mais mon impulsion aveugle revint. Comment pouvais-je encore m’attirer une ignominieuse rebuffade de la part de ce chétif pauvre hère — mon employé à gages ? Quelle était la chose parfaitement raisonnable qu’il refuserait certainement de faire ?
— Bartleby !
Pas de réponse.
— Bartleby ! dis-je en élevant la voix.
Pas de réponse.
— Bartleby ! tonnai-je.
Tout comme un fantôme soumis aux lois de l’incantation magique, à la troisième sommation il parut à l’entrée de son ermitage.
— Allez dans la pièce voisine et dites à Lagrinche de venir me trouver.
— Je préfère pas, dit-il lentement et respectueusement.
Puis il disparut avec douceur.
— Très bien, Bartleby, dis-je d’un ton tranquille et mesuré, empreint d’une sévérité sereine qui dénotait la décision irrévocable de recourir à quelque châtiment imminent et terrible.
Sur le moment, peut-être avais-je en effet une intention de ce genre. Mais à tout prendre, comme l’heure de mon déjeuner approchait, je jugeais préférable, pour cette fois encore, de mettre mon chapeau et de rentrer chez moi, plongé dans une perplexité et un désarroi profonds.
L’avouerai-je ? La conclusion de toute cette affaire se trouva être la suivante : ce fut bientôt chose avérée qu’un jeune et pâle scribe du nom de Bartleby avait dans mon étude un pupitre ; qu’il faisait de la copie à mon compte, au tarif habituel de quatre sous le folio, mais qu’il était définitivement exempté de collationner son propre travail, qu’en outre ledit Bartleby ne devait jamais, sous aucun prétexte, être envoyé en course, quelque insignifiante que celle-ci pût être ; que si pourtant on le suppliait de bien vouloir en faire une, il était généralement entendu « qu’il préférerait pas », en d’autres termes, qu’il refuserait de but en blanc.
19
Pendant que j’achevais mes études à la faculté d’Aix mon frère occupait à lui seul une immense maison, dans un gros bourg de Provence. C’était la maison d’un peintre local, ami de notre famille. Elle ouvrait sur un parc considérable, devenu jardin public aujourd’hui que tout le monde est mort. Le peintre, très beau et fort âgé, proférait d’une voix nasillarde des maximes désabusées où les sentiments avaient peu de place. Il pratiquait une peinture vaguement surréaliste, d’une plate perfection, sur laquelle ma famille se pâmait. Nous revenions quelquefois de nos visites avec un tableau de plus, comme on rentre le panier plein de chez un oncle paysan. Parfois, il faisait notre portrait. Celui des femmes surtout. Pour une raison qui devait tenir à son esthétique il affublait tous ses modèles de deux yeux globuleux où se reflétait une idée de lumière. Toute ma jeunesse, ces portraits ont orné nos murs comme si le temps ne passait pas.
Mon frère me paraissait immensément seul dans la maison du peintre. Il en habitait une pièce. Les autres étaient à l’abandon. Je le savais solitaire mais je ne lui connaissais pas cette solitude-là. Des allusions familiales m’apprirent qu’il était tombé amoureux. Rien de précis, des demi-mots, des silences entendus, le nom de la jeune fille en question prononcé plus souvent que d’habitude, de la discrétion ostensible comme il sied aux familles où la confidence passe pour une faute de goût. Bref, il était tombé amoureux. Mais il avait été éconduit.
Je connaissais la jeune fille. C’était une lointaine cousine. Énième degré. Filleule de mon père. Une grande fille charpentée au sourire éclatant, pas pimbêche pour deux sous. Elle me plaisait beaucoup. Je lui trouvais l’œil clair, le rire net, une joie de vivre contagieuse, une franchise d’être saisissante. Elle était là, oui. Une évidence vitale. C’est exactement la fille qu’il lui faut, me disais-je bêtement.
Aujourd’hui, je souris en écrivant ça. J’entends Boby Lapointe chantonner dans ma tête :