Moi qui avoisinais alors l’âge du notaire, je ne jouais pas son rôle, je l’endossais. Plus je disais son monologue, plus je rendais sensible l’obsession de celui qui a besoin de comprendre.
Nous en sommes là, donc ; Bartleby a « renoncé à la copie ».
Sans que je l’aie voulu cet instant était, par le découpage que j’avais fait du texte, l’exact milieu du spectacle, son centre géodésique.
— Quoi ? Qu’est-ce encore ? Ne plus faire d’écritures ?
— Non.
— Et pour quelle raison ?
— Ne voyez-vous pas la raison de vous-même ?
30
Je le regardai attentivement et vis que ses yeux avaient un aspect terne et vitreux. Il me vint instantanément à l’esprit que son extraordinaire application à copier devant son obscure fenêtre pendant ses premières semaines à l’étude avait pu affecter temporairement sa vue. Je fus touché. Je prononçai quelques paroles compatissantes, protestant qu’il faisait fort bien de laisser là pour quelque temps toute écriture et le pressant de profiter de l’occasion pour prendre un peu d’exercice au grand air. De ceci, toutefois, il s’abstint.
Les jours passèrent. La vue de Bartleby s’améliorait-elle oui ou non, je n’aurais pu le dire. Selon toute apparence, il me semblait que oui, mais lorsque je lui demandai s’il en était ainsi, il ne daigna pas me répondre. Quoi qu’il en fût, il ne voulait plus faire d’écritures. Et finalement, devant mes sollicitations pressantes, il m’informa qu’il avait définitivement renoncé à la copie.
— Quoi ! m’écriai-je. Supposez que vos yeux aillent tout à fait bien, mieux qu’avant, même, ne feriez-vous pas de copie alors ?
— J’ai renoncé à la copie, dit-il en se retirant.
Il demeura, comme toujours, l’immuable ornement de mon bureau. Plus immuable encore que devant, s’il était possible. Quel parti prendre ? Il ne voulait rien faire à l’étude : pourquoi fallait-il qu’il restât là ? Pour parler net, il était devenu comme une meule à mon cou.
Cependant, j’étais peiné pour lui. Je reste en deçà de la vérité en disant qu’il m’inspirait de l’inquiétude. Il semblait que Bartleby fût seul, absolument seul au monde. Une épave au milieu de l’Atlantique.
Mais, en fin de compte, les nécessités tyranniques de mes affaires l’emportèrent sur toute autre considération. J’annonçai à Bartleby, aussi poliment que je le pus, qu’il lui faudrait absolument quitter l’étude dans un délai de six jours.
— Et quand vous me quitterez, Bartleby, ajoutai-je, je ferai en sorte que vous ne partiez pas tout à fait sans ressources. Six jours à dater de l’heure présente, souvenez-vous-en.
À l’expiration de cette période, je jetai un coup d’œil derrière le paravent : mon Bartleby était toujours là !
Je boutonnai ma jaquette, pris un air décidé, m’avançai vers lui, lui touchai l’épaule et dis :
— Le temps est venu ; il faut quitter la place. J’en suis fâché pour vous. Voici de l’argent, mais vous devez partir.
— Je préférerais pas, répondit-il sans cesser de me tourner le dos.
— Il le faut.
Il demeura silencieux.
— Bartleby, dis-je, je vous dois douze dollars ; en voici trente-deux : les vingt dollars de surplus sont à vous. Voulez-vous les prendre ?
Il ne bougea point.
— Je les laisserai donc ici, dis-je en mettant les dollars sous un presse-papiers.
Après quoi, prenant ma canne et mon chapeau et me dirigeant vers la porte, je me retournai pour ajouter avec calme :
— Quand vous aurez retiré vos affaires de ce bureau, Bartleby, vous fermerez naturellement la porte et vous voudrez bien glisser votre clef sous le paillasson afin que je l’y trouve demain matin. Je ne vous verrai plus. Ainsi donc, adieu. Si par la suite, dans votre nouvelle demeure, je puis vous rendre quelque service, ne manquez pas de m’en aviser par lettre. Adieu, Bartleby, et portez-vous bien.
Il ne répondit pas un mot. Pareil à l’ultime colonne d’un temple en ruine, il restait debout, solitaire et muet, au milieu de la pièce déserte.
31
Un jour que je lui demandais combien il gagnait, histoire de comparer mon tout premier salaire de maître auxiliaire à ses émoluments d’ingénieur, mon frère répondit :
— Beaucoup trop pour ce que je fais mais pas assez pour ce que je m’emmerde.
Il était ingénieur en aéronautique, spécialiste des vibrations. Il aurait préféré les Eaux et Forêts, les arbres, les animaux. Il aurait fait un bon éthologue. Les concours d’entrée en décidèrent autrement. Ainsi va la vie dans certaines familles qui ont accès aux grandes écoles ; recalé à ce concours-ci, reçu à celui-là, tu aurais aimé t’occuper d’oiseaux, tu t’occupes d’avions. La préférence ? Qu’est-ce que ce caprice, au regard du rang à tenir ?
C’était un métier étrange. En gros, quand un avion vibre, on le détruit. Comme on trouve rarement la cause des vibrations, on reconstruit le même, exactement, qui, celui-là, ne vibre pas. Un jour que mon frère était dans la tour de contrôle, il entendit un pilote d’essai déclarer d’une voix calme :
— Vibrations. Amplitude incontrôlable. Je ne tiens plus le manche. Probablement une (ici diagnostic inaudible). C’est foutu. On se crashe. Vive la France !
Pas un mot plus haut que l’autre. Toute l’émotion du pilote à peine suggérée par la familiarité militaire du participe « foutu ». Le « vive la France » était prononcé uniment, dans un avion qui se disloquait en plein vol.
Aux yeux de mon frère, pour impressionnant qu’il fût, cet héroïsme tranquille allait de soi. Ce qui n’allait pas de soi c’est qu’on s’acharnât à expédier l’humanité entière à dix mille mètres d’altitude dans des monstres de ferraille qui vidaient la terre de son énergie fossile en une succion assourdissante. Quand nous voyagions ensemble dans un avion de ligne, il n’annonçait jamais, après l’atterrissage, que nous étions arrivés, mais que nous nous en étions sortis. Fatalisme souriant.