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Très vite, je me suis dit que j’irais à Belfast deux fois par an. Une fois pour Pâques, une autre fois en août, pour la marche célébrant l’anniversaire de l’Internement sans procès des suspects républicains, en août 1971. Lorsque Cathy et Jim n’étaient pas là, je dormais chez Tyrone. J’étais moins à l’aise avec Sheila et lui, mais j’y avais mes habitudes. J’allais chercher le charbon dans l’arrière-cour. Je remplissais le poêle au matin froid. Je dormais à l’étage, dans le lit de leur fils. C’est moi aussi qui fermais la grille en fer forgé de l’escalier séparant le rez-de-chaussée du premier étage. Une nuit, j’avais oublié. Je m’étais couché tard, j’avais un peu bu. Je ne trouvais plus la clef. C’est la seule fois où j’ai vu Tyrone en colère. Il m’a expliqué que cinq catholiques étaient morts comme ça, à cause de leur grille oubliée. Les commandos loyalistes avaient enfoncé les portes d’entrée à coups de hache et s’étaient rués à l’étage en tirant sur les lits.

— Avec la grille, ils sont bloqués en bas. Alors ils lâchent une rafale dans l’escalier mais tu t’en sors, avait dit Tyrone.

De plus en plus souvent, c’est lui qui venait me chercher à la gare ou à l’aéroport. Et c’est aussi lui qui me raccompagnait. Quand nous arrivions à hauteur d’un contrôle de l’armée, il me demandait de ne pas parler. Surtout pas en français. De ne donner ni mon nom, ni la réponse aux deux questions posées : « D’où venez-vous ? », « Où allez-vous ? ». Alors je faisais comme lui. Je ne répondais rien. Le plus longtemps possible. Jusqu’à ce qu’il m’encourage du regard à avouer le luthier français.

— Salauds !

Comme Jim, Tyrone crachait ce mot tout le temps. Quand il croisait une patrouille écossaise, quand il observait un hélicoptère au-dessus de sa ville, quand un drapeau anglais flottait en haut d’un mât, quand le Premier ministre apparaissait à la télévision. Il disait salauds et il crachait. Alors je me suis mis à cracher aussi. Même à Paris, sans y prendre garde. En remontant les rues comme si elles étaient miennes. J’avais un mouvement d’épaules rentrées, le pas long, les poings dans les poches, le col relevé et je crachais.

— Quand je t’ai vu, j’ai cru que tu étais irlandais, m’a dit un jour une fille de Belfast avant que je ne lui parle.

Je me suis regardé au hasard d’une vitrine. J’avais la veste en tweed un peu juste, le pantalon trop court, le regard clair et l’air d’ici. Irlandais. Je me suis aimé comme ça. Je ressemblais à l’un d’eux, à force, sans le vouloir, sans faire exprès, sans rien changer à mon attitude. Je retrouvais en moi quelque chose qui sommeillait depuis toujours. Quelque chose de moi sans que je le soupçonne. Un instant, j’ai songé vivre à Belfast, tout quitter, renoncer au peu que j’avais en France. Travailler le bois et le vernis ici même, dans l’une de ces petites maisons de brique. Devenir encore plus, plus encore. M’engager. Aider le combat de la République.

— Non.

— Pourquoi pas ?

— Parce que tu es plus utile comme tu es, a répondu Tyrone.

— Comme je suis ?

— Comme tu es.

— Je suis quoi, pour toi ?

— Un luthier français. Un gars bien. Et un ami.

Ce jour-là, Tyrone Meehan a fait une chose terrible. Il m’a pris par les épaules. Il m’a regardé bien en face et m’a demandé de ne jamais oublier cela. Je n’étais pas irlandais. Je ne serais jamais irlandais. Je lui apportais, à lui, à Sheila, à Jim, à Cathy, à tous, autre chose que ce qu’ils s’apportent les uns les autres de rue en rue. Il m’a dit avoir besoin de cette différence. De cette façon d’être qui n’était pas d’ici. Il m’a regardé en me disant de rester ce que j’étais. En disant qu’il ne laisserait jamais personne se servir de moi. Je pense qu’il savait. Il ne m’a rien dit d’autre, mais je pense qu’il savait. Il se doutait que j’aiderais bientôt les combattants de la République. Je les aiderais peu, d’ailleurs. Ici et là. Des choses de rien pour me rapprocher davantage. Je crois qu’il savait. Qu’il voulait me préserver de moi, me garder de mes élans et de ma colère naïve. Nous étions l’automne 1979, quelques semaines avant qu’il ne soit arrêté de nouveau. Tyrone Meehan m’a mis en garde. Tyrone Meehan m’a protégé de lui.

Mise Eire

Nous étions le lundi 8 octobre 1979. Sheila Meehan m’a appelé. Sa voix craintive au téléphone. Juste quelques mots. « Ils sont venus ce matin. Ils ont emmené Tyrone. » Je venais d’ouvrir mon atelier. Un grand gars m’attendait sur le trottoir, un étui à la main. C’est la première fois que je le voyais. Il jouait dans un petit ensemble baroque. Il travaillait la sonate en sol majeur pour violon et basse continue, de Haendel. Il était soucieux. Il a sorti son violon. Il me l’a tendu. Il a parlé de l’adagio. Il trouvait son mi trop clair. Il disait aussi que le sol saturait. Il le voulait plus rond, plus timbré, plus ample, débarrassé d’un grain de son trop riche qui faisait comme du sable.

— Du sable ? j’ai demandé.

— Du sable, a répété le grand gars.

C’est alors que le téléphone a sonné. La voix de Sheila. Le grand gars qui m’observait. Son violon posé sur l’établi. Ma main tremblante.

— Ils ont aussi emmené Jim et d’autres hommes de la rue.

— Je prends l’avion pour Dublin. J’arrive, j’ai dit à Sheila.

Elle n’a pas protesté. Elle a juste murmuré merci. Elle a raccroché. Je suis resté longtemps comme ça, téléphone à l’oreille, sa tonalité en marteau. « Ils ont emmené Tyrone. » La voix de Sheila longeait l’ambré du bois, la touche ébène, les filets élégants, les ouïes délicates. J’ai passé un doigt machinal sur la couche de colophane qui fanait la table d’harmonie. Le grand gars n’a rien dit. J’avais un canif en main, froid comme un oiseau mort. Je n’ai plus bougé. Il a baissé les épaules. Sans un mot, délicatement, il a repris son violon, a enveloppé la volute dans une peau de chamois et remis l’instrument dans son étui. C’était la copie ancienne d’un Guarneri del Gesù, le Cannone de Paganini. Je n’ai pas eu le temps de le regarder mieux. Le grand gars est sorti, à reculons. Il a dit au revoir. Ou rien. Je ne sais plus. Il a quitté l’atelier comme une chambre funèbre.

Lorsque je suis arrivé à Belfast, Jim venait d’être relâché. Il avait été interpellé à la maison, la veille. Cathy qui s’interposait avait été frappée d’un coup de crosse à la poitrine. La ville portait sa gueule de drame. Les soldats étaient partout. Hélicoptères, blindés, patrouilles. Il pleuvait. Pas d’enfants dans les rues. Les hommes baissaient la tête. Les femmes étaient des ombres.

— Prends-toi une chambre, c’est dangereux de rester, a dit Jim.

Un peu plus bas, dans Cavendish Street, Cathy connaissait une veuve qui louait à la journée. C’était pour quelques nuits. Une pièce minuscule avec un lit, une armoire et un crucifix. Pas de chaise, rien. La pièce sentait le pauvre et le glacé. La vieille dame faisait bouillir son eau pour la toilette. Une planche remplaçait l’une de mes vitres. Les W-C étaient dans l’arrière-cour, un trou et de la chaux.