— Ne courez plus ! Marchez normalement ! nous a crié un jeune homme, bras écartés.
Je me suis arrêté tout à fait. Les soldats barraient la rue. Je ne voyais plus que les brodequins du mort et le bas de son treillis. Parce que voilà, il était mort. Je l’ai lu le lendemain dans l'Irish News. Steeve Remington venait de Brampton, dans le Yorkshire. Il avait refusé de suivre son père, son grand-père et les autres à la mine. Il s’était engagé pour quitter la misère des corons. Il avait 23 ans.
« Y a-t-il une vie avant la mort ? », demandait une inscription noire sur un mur de Falls Road. Avant de prendre le train pour Dublin, j’ai touché ce mur comme le mur d’un temple. Je l’ai touché longtemps, paume ouverte, pour le froid de la pierre. Plus haut, dans la rue, un soldat britannique escaladait un poteau électrique pour arracher un drapeau républicain. J’ai eu presque envie qu’il me voie. Lui détruisant un symbole et moi m’en nourrissant. La rue palpitait. Tyrone était en prison. A Long Kesh, dans l’immense camp de prisonniers construit en pleine campagne, au sud de Belfast, trois cents républicains irlandais vivaient nus depuis trois ans. Nus, absolument. Enroulés dans leur couverture de lit, ils refusaient de porter l’uniforme des droit-commun. Je regardais leurs photos jusqu’au vertige. Deux d’entre eux, surtout, surpris dans leur cellule par une caméra de télévision, maigres, le visage couvert de barbe, les cheveux sur leurs épaules, donnant aux couvertures rêches l’élégance d’un drapé. J’avais cette image avec moi partout. Dans mon portefeuille, dans mon atelier. Quand je levais les yeux du bois blond, c’était pour ces peaux blanches. Un matin de 1979, pour briser la résistance, les surveillants ont refusé que les prisonniers vident leurs tinettes. Alors ils sont entrés en « dirty protest », la protestation dégueulasse. Ils ont pissé par terre. Ils ont étalé leurs excréments à la main sur les murs de leurs cellules. Ils se hurlaient prisonniers politiques. Nus et dans leur merde, les pieds couverts d’urine, sans visite, sans promenade, sans courrier, sans rien, seuls, pendant encore des mois et des mois qui dureront deux ans.
Vus du ciel, les bâtiments du camp étaient en forme de « H ». La lettre blanche fut bientôt le symbole du martyre républicain. Peinte sur les murs, portée aux revers, collée dans les chambres adolescentes, imprimée sur les maillots, gravée dans la pierre, marquée au fer dans le bois, criée par les enfants, répétée à l’infini. « Dieu nous a fait catholiques, le fusil nous a fait égaux », disait un autre mur. Chaque balle tirée par les hommes libres répondait à l’humiliation des hommes emprisonnés. « Et toi ? Que fais-tu pour les prisonniers ? », interrogeait une affiche au-dessus d’un bar. Qu’est-ce que je faisais ? Mais rien, strictement. Je passais. Je marchais avec ma veste en tweed d’ici. Je regardais si l’on me regardait. Je prenais des airs. Je regardais des photos. Je me dégoûtais de tristesse.
Jim m’a accompagné à la gare en voiture. Il ne voulait pas que je prenne un taxi. En quelques semaines, deux catholiques avaient été abattus par des loyalistes dans l’est de Belfast après avoir fait confiance à un chauffeur inconnu. Nous avons roulé doucement. Jim était fermé. Il regardait sans cesse son rétroviseur.
— Je te laisse devant la gare, je ne reste pas, m’a-t-il dit.
La voiture était à l’arrêt. Je n’ai pas bougé. Je regardais la rue.
— Ça va ? il m’a demandé.
— Je veux vous aider, j’ai murmuré.
Jim s’est retourné vers moi. Il m’a observé longtemps. Il avait un visage de pierre. Il n’a pas parlé. Juste, il a mordu sa lèvre. Puis il a hoché la tête. C’est tout. Je suis descendu de la voiture. J’avais l’impression que tout était changé. Je venais de faire quelque chose de compliqué, d’irréversible, d’immense. Jim est parti. Il m’a salué d’un doigt levé sur le volant. Il y avait du monde dans la salle d’attente. J’ai pris mon billet pour Dublin. J’ai eu l’impression que les gens me regardaient différemment. J’étais comme étrange, ou louche, ou suspect de quelque chose. Une belle femme portait un badge au revers de sa veste. « Mise Éire. » J’ai mis longtemps à prononcer correctement cette phrase. « Miche éïra. » « Je suis l’Irlande. » Dans le train, front contre la vitre, j’ai cherché une image qui serait mon refuge. Une scène, un personnage ou un lieu, quelque chose que j’appellerais les yeux clos pour rassurer mes nuits. La femme de la gare était grande, longue, trop bien habillée. Elle devait être d’ailleurs. Je voulais une femme d’Irlande. Alors je l’ai imaginée dans les cahots du train, enveloppée dans un mauvais drap de laine noire, forgée ride à ride par la guerre et la terre, très âgée et très belle. Je la voyais debout, penchée en avant, mains ouvertes, cheveux blancs tombés sur les yeux, qui hurlait sa colère en face des soldats. Ce serait elle. Mise Éire. Mon Irlande rebelle, ma rassurante. Son regard était bleu sauvage et ses lèvres tremblées. En gare de Dublin, l’image était parfaite. Cette femme existerait désormais. Je ne le savais pas encore, mais pendant des années, j’allais la faire revenir devant mes yeux. Je l’ai appelée à mon chevet. Je lui ai demandé de veiller sur moi comme un saint de baptême. Son courroux est resté intact. Longtemps. Jamais je n’ai osé l’imaginer une scène plus loin. Elle était là, comme ça, en colère muette, comme une photo à vif regardée à jamais.
Mise Éire. Voilà. Presque, j’étais l’Irlande aussi. Un peu d’elle. Pour Tyrone Meehan, pour les gars sous les couvertures, pour cette dame de colère, pour mon homme à col rond. En leur honneur à tous.
*
Jim m’a appelé le jeudi 6 décembre 1979. Je l’ai noté, un point d’interrogation inquiet sur mon agenda. Quelques jours plus tôt, Tyrone Meehan avait été condamné à un an et demi de prison. Il a fallu que je me concentre. Lorsque Jim parle, je regarde ses gestes, ses lèvres, ses yeux. Je lis son corps tout autant que ses mots. Au téléphone, Jim n’est plus qu’une langue étrangère, un accent heurté, sauvage. Il m’a demandé si j’écoutais attentivement. J’ai dit oui. Il m’a dit que je devais rencontrer quelqu’un dans un café de la rue Saint-Lazare, face à la gare. Il m’a dit que je le connaissais de vue, que c’était aujourd’hui, à 14 heures. Il m’a dit merci et il a raccroché.
J’étais seul à l’atelier. Je réparais une mandoline plate au dos d’acajou pyrogravé. Je savais tout de cet instrument. Exactement, je savais. Il était en palissandre de Rio, avec repères de touches et liserés de nacre alternés sur le pourtour. Il devait dater des années 50. Je lisais et relisais la signature collée à l’intérieur. « René Gérome. Maître Luthier à Mirecourt. » René Gérome, né en 1910. Mirecourt, ma ville d’apprentissage. Je savais comment prendre la mandoline en main, la déshabiller corde à corde, soigner la fissure invisible qui courait dans son dos. Tout cela, je savais. C’était la vie, ma vie. Ma vie de silence et de bois. Ma vie de vernis frais, de casse-croûte rillettes cornichons à midi avec un verre de côtes. Ma vie d’homme tranquille, quitté par sa femme il y a cinq ans parce qu’elle rêvait tout autrement. Parce qu’elle était vive et drôle, parce qu’elle parlait, parce qu’elle dansait, parce qu’elle était brune, parce qu’elle trouvait tout trop étroit chez moi, tout trop terne et trop gris. Parce qu’un archet de pernambouc ne disait rien sous ses doigts. Parce que voilà, pourquoi. Tout cela je savais. Mais pas le reste. Je ne connaissais rien de ce qui allait venir. Du rendez-vous une heure plus tard près de la gare Saint-Lazare. De ce qui allait se passer. De qui serait là. De ce qu’on allait me demander. J’étais certain que tous avaient ressenti cela la première fois. Tous. Même Connolly sur mon mur. Même Jim, même Tyrone Meehan, même les plus courageux de tous. « A terrible beauty is born. » C’est une peur terrible, d’abord. Ce moment où l’on quitte le silence d’une mandoline blessée pour sortir dans la rue et marcher, marcher, marcher en respirant par petites craintes sèches. Ce moment précis, là, maintenant, cet instant de plomb où la vie s’engage. Je suis sorti. J’ai fermé la porte de mon atelier. J’ai baissé le rideau de fer qui protège la fenêtre. Je suis sorti dans ma vie de décembre. Je partais pour l’hiver.