Je marchais vers autre chose que les choses connues. J’étais inquiet et seul. « Mise Éire ? » Tu parles ! Qui est l’Irlande, ici ? Je ne vois pas. Juste un luthier tête basse, avec du vernis au bout des doigts, qui marche pressé vers la gare. Juste un homme, fait de trois fois rien, qui demande au courage de lui tendre la main.
*
Avant l’Irlande, je ne savais rien des codes et des mystères. Avant l’Irlande, je ne connaissais rien à l’ombre. A Mirecourt, chaque apprenti de la rue Basse avait un sobriquet. Dans mon atelier, j’ai connu « Le peu », un jeune homme trop simple pour la lutherie. « Dix grammes », un gamin si maigre que sa tête était comme le crâne d’un mort. Il y avait « Pied-de-roi », qui calculait précisément à l’œil et au millimètre. Et puis aussi « Crémone », qui disait que tout était mieux en Italie. Après quelques semaines, mon maître d’apprentissage m’a appelé « Doute-de-rien ». Il était tellement content de la formule qu’il l’a répétée trois ou quatre fois en riant.
Nous apprenions à faire un fond de violon en bois blanc. Le peu et Pied-de-roi étaient penchés sur l’établi. J’ai entendu passer notre maître. Il portait une marmite cabossée. Je me souviens d’une odeur caramel et aussi d’autre chose, un bouquet de peinture chaude et d’encaustique dorée. Je me suis retourné. J’ai demandé ce qu’il transportait. Il ne m’a pas répondu.
— Du vernis, a répondu Crémone sans lever la tête.
Quand le maître d’apprentissage est revenu, je lui ai demandé comment il faisait son vernis. Je l’ai regardé comme ça, bien droit, une lime en main. Il a eu l’air stupéfait. Je me souviens. J’étais fier de sa surprise. Alors il a appelé « Pays », un vieux vernisseur qui avait demandé que sur sa tombe soit inscrit : « Né et mort à Mirecourt ». Il lui a dit de m’expliquer le vernis, de ne rien me cacher. Le vieil ouvrier a eu le même regard surpris que mon maître. Et puis il a hoché la tête en souriant. Le soir même, en compagnie du Premier Ouvrier, Pays m’a demandé de noter sur un papier, d’apprendre par cœur puis de jeter la formule. Je me souviens. J’avais gardé ma venotte, le tablier bleu nuit que je porte encore aujourd’hui. J’étais assis sur une caisse posée sur le trottoir, devant notre atelier. Le Premier Ouvrier et le vernisseur étaient debout, une cigarette en main. C’était le printemps. Je me souviens d’une lumière de soir. Pays a parlé. Il a dit que la recette devait être établie dans cet ordre-là. Deux cents grammes de terre vosgienne d’après pluie, creusée en un petit volcan. Ni caillou, ni herbe, juste la glaise et l’eau du ciel. Deux jaunes d’œufs, cassés au-dessus de la motte. Cinq grammes de brique recueillis avec l’ongle contre le mur de l’atelier Bourlier, dans le haut de la ville. Un godet d’urine tiède, pissée à minuit, debout, un jour où l’on a mangé du poisson. L’urine, c’était le secret, la différence entre la coloration des ondes de l’érable chez nous et chez Bourlier, par exemple. Ensuite, il fallait faire cuire, quatre heures et sans cesser de tourner.
Un vendredi midi, il y a eu du poisson à l’atelier. Il pleuvait. Pays s’est penché au-dessus de moi en disant que c’était le bon jour. Le soir, j’ai ramassé une belle motte de terre. J’ai tourné longtemps autour du luthier Bourlier, avant de gratter son mur avec l’ongle. Et puis j’ai pissé, debout, dans ma tasse, aux douze coups de minuit. Après, j’ai mélangé la terre et les œufs, la brique et la pisse dans ma gamelle de repas. Je suis allé à mon réchaud et j’ai tourné, avec une lime, tourné sans arrêt, les yeux brûlants de sommeil.
Le lendemain, le maître d’atelier a inspecté nos fonds de bois blanc. Celui de « Pied-de-roi » était légèrement bombé, presque parfait. Au doigt, on ne pouvait deviner la ligne entre les deux pièces collées. « Le peu » avait eu du mal avec ses coins et l’arrondi qui recevait les éclisses. « Crémone » était content de lui et mécontent du bois vosgien. Quand le maître est arrivé à mon ouvrage, il n’a vu qu’une seule pièce découpée. L’autre était un rectangle de bois, juste un patron tracé au crayon.
— C’est tout ? a demandé mon maître.
J’ai hoché la tête. J’ai montré la gamelle. Elle contenait un bloc, dur comme un caillou brûlé.
— Tu as passé plus de temps là-dessus que sur ton fond ?
J’ai réfléchi. J’ai répondu oui. Mon maître a soupiré. Il m’a dit que ce que j’avais fait n’était rien. Surtout pas un vernis. Que c’était une confiture d’orgueil. Il m’a dit que cette recette était une farce, une leçon pour l’apprenti. Il m’a dit que je ne doutais de rien. « Tu seras Doute-de-rien ! », a ri mon maître. Et puis il a cogné le fond de ma gamelle contre le mur de l’atelier. La pierre est tombée. J’ai mis une heure à récurer le fer cabossé. Et je suis retourné à mon fond de bois blanc.
— Fais simplement ce que tu dois, a encore dit mon maître.
C’est plus tard, trois ans après, que j’ai timidement approché le vernis. J’ai appris. Juste ce que je devais. Quand cela n’allait pas, le maître nous le disait. Rien de plus.
— Pas comme ça, disait-il.
— Comment alors ?
— Cherchez encore.
Avant l’Irlande, le secret avait pour moi une odeur de vernis. C’était le seul mystère au monde. Au XIXe siècle, quand un autre luthier lui rendait visite, le grand Jean-Baptiste Vuillaume brûlait de l’anis pour que l’odeur d’un mélange ne le trahisse pas. Bien plus tard, à mon tour, je me suis fait vernisseur. J’ai mélangé en cachette l’huile de lin et une essence de térébenthine de Venise cuite 200 heures durant. Bien plus tard, j’ai employé le goudron de Norvège. Bien plus tard, j’ai choisi de passer treize couches de vernis sur le bois des violons.
*
Il s’appelait Paddy. Je l’avais vu plusieurs fois à Belfast, avec Jim et Tyrone. Un grand gars silencieux qui souriait parfois. Je l’ai installé dans la chambre de service, au dernier étage de l’immeuble qui abrite mon atelier. Un lit, une armoire, une table, un lavabo, les toilettes sur le palier. Il m’a dit qu’il faisait chaud. Il était content. Nous étions tous les deux au milieu de la pièce. Il a souri en voyant Connolly sur mon mur. Et aussi la proclamation du gouvernement provisoire au peuple d’Irlande. Il m’a demandé s’il y avait beaucoup de passage dans la rue, dans l’immeuble. J’ai dit non. Une petite artère tranquille qui donne sur le boulevard des Batignolles. Un immeuble de vieilles gens. Il m’a expliqué qu’il allait faire un double des clefs. Que je ne devais plus monter à la chambre tant qu’il serait là. Il m’a dit aussi que d’autres gars passeraient. Jamais plus de deux. Il lui fallait un matelas en plus pour le sol. Il parlait doucement, sans tension. Il savait ce qu’il fallait faire. Cette chambre, ces recommandations, ces phrases murmurées, c’était sa vie, sa mandoline à lui. Il m’a aussi demandé si je voulais de l’argent pour la location de la pièce. J’ai répondu non. Il a insisté. J’ai encore refusé. Il m’a demandé de lui faire visiter le quartier. Je lui ai montré le tri postal qui occupe le coin, les cafés, la boulangerie, les métros. Il était ravi. Trois stations cernaient la cache. Rome, Europe et Liège. La cache. Ce n’était plus ma chambre de fatigue, lorsqu’il est bien tard pour rentrer chez moi à Montreuil, mais une cache.