— Soulage-toi. Parle.
— Je serai libre ?
— Tu seras libre aussi.
(Long silence)
— Ton nom ?
— Meehan.
— Plus fort.
— Meehan.
— Prénom ?
— Tyrone.
— Tu es né où et quand, Tyrone Meehan ?
— Le 8 mars 1925 à Killybegs, Donegal.
— A quel âge as-tu rejoint l’IRA ?
— Je ne sais plus. Vers 17 ans. Quand nous nous sommes installés à Belfast.
— Tu ne sais plus ?
— Vers 17 ans, en 1942.
— Tu as été emprisonné presque immédiatement ?
— J’ai été interné en février 1943. En 1957. J’ai pris cinq ans en septembre 1971. J’ai été emprisonné quinze mois en octobre 1979 et j’ai été arrêté brièvement en novembre 81.
— Brièvement ?
— Quelques jours.
— Tu as dit que tu nous trahissais depuis près de 25 ans, tu peux être plus précis ?
— Depuis novembre 1981.
— Après les grèves de la faim ?
— A peu près, oui.
— Comment ça, à peu près ?
— Oui, après les grèves de la faim.
— Tu nous as dit : « J’ai été compromis aune période délicate de ma vie. » Ça veut dire quoi ?
— Je ne veux pas m’en expliquer.
— Il le faudra bien.
(Silence)
— Il faut que nous sachions.
(Silence)
— Tu veux un verre d’eau ?
(Silence)
— Tu veux te reposer, Meehan ?
— Je veux bien.
— On arrête pour ce soir. Éteignez ça.
Le martyre
— A Tyrone Meehan ! a crié le petit bonhomme sur l’estrade.
Nous étions le samedi 19 janvier 1981. Tyrone était libre, revenu parmi nous. J’étais debout. J’ai levé mon verre en hurlant. Sheila applaudissait. Jim sifflait à travers ses lèvres pincées. Cathy cognait sa pinte sur la table. Devant, derrière, le Thomas Ashe tremblait de bonheur. Tyrone a traversé rapidement la pièce, main levée. Il est monté sur l’estrade. Les musiciens lui ont fait place au micro.
— Je vous demande de penser à nos fils sous les couvertures. Pensez-y toujours et partout, a murmuré Tyrone Meehan.
Il s’est penché, main en auvent sur son front à cause de la lumière.
— Viens, Mary Flaherty ! Et toi Evelyn Davey ! Et toi aussi Rose Flynn ! Venez, rejoignez-moi !
Trois dames aux cheveux blancs ont quitté leurs tables sous les applaudissements. L’une d’elles avait les mains levées. Les autres se donnaient le bras. Tyrone Meehan les a aidées à monter l’escalier. Les a fait aligner face à la salle, en disant que les enfants de ces mères vivaient nus dans leur cellule depuis deux ans. Et que sans elles ils n’auraient plus d’espoir. Et que sans nous elles n’auraient pas la force. Il les a enlacées longtemps, tendrement, l’une après l’autre. Elles souriaient, remerciaient la foule de ses vivats. Il a dit que c’est elles qu’il fallait applaudir, pas lui. Qu’elles étaient le ciment de la lutte. Que leur souffrance était pire que ce qu’enduraient les hommes. Je regardais Tyrone. Il était sorti de prison la veille. Il était comme quinze mois auparavant, intact et souriant. Avec ses sourcils broussailles, ses cheveux blancs sur son col de chemise, sa casquette à la main, sa cravate large en laine tricotée et sa veste de tweed qui pendait, un peu molle. Il portait un pantalon en velours marron que je lui avais offert et aussi des chaussures que j’avais achetées rue de Clichy. Sur son cœur, il avait épingle un phœnix doré, symbole du républicanisme irlandais.
Notre table était couverte de bières. Des femmes et des hommes passaient nous voir comme on frappe à la porte. Il y avait deux chaises vides, pour eux. Ils s’asseyaient, échangeaient trois mots, un sourire, quelques regards puis ils laissaient la place. J’étais à côté de Tyrone, à le toucher. Il m’enlaçait parfois l’épaule tout en riant aux autres. J’étais en train de finir une pinte, avec d’autres verres qui attendaient. Meehan a posé la main sur mon genou, l’a serré, s’est penché vers moi et m’a demandé doucement de le suivre.
— Come with me, son.
Juste ça. Souriant, sans un regard, la main sur mon genou. Il s’est levé. Je l’ai suivi. Je l’ai suivi, comme après m’avoir appris à pisser, il y a tant et tant de temps. Il marchait à travers les tables. Il répondait à un signe, un hochement de tête, un mot dans le tumulte. Il est allé vers le bar. Il a soulevé la tablette qui mène derrière le comptoir. Je le suivais toujours. Nous sommes passés de l’autre côté, au milieu des serveurs à cravate noire. Il a échangé un signe de tête avec le patron du club. Un gros type qu’on appelait Peter. Peter a ouvert une porte peinte en vert. Tyrone s’est retourné et m’a fait passer devant. C’était une pièce vide et grise. Il y avait une table et deux chaises face à face. Tyrone s’est assis sur l’une. D’un geste du menton, il m’a désigné l’autre. Peter a refermé la porte sur nous.
Tyrone avait l’air embarrassé. Il a fouillé sa poche et posé une clef sur la table. C’était la clef de ma chambre. Une clef toute simple, argentée, au bout d’un porte-clefs en ancre de marine. J’ai eu froid. Le réduit était sombre. Tyrone était sombre aussi. D’ailleurs, ce n’était plus Tyrone. C’était Meehan. Monsieur Meehan. Un Irlandais de 56 ans qui avait remis sa casquette. Qui allumait une cigarette en me regardant par-dessus le feu. Qui ne disait rien. Qui me faisait un peu peur.
— C’est quoi, ça ? a demandé Meehan.
— Les clefs de chez moi, j’ai dit.
— Tu les as confiées à qui ?
J’ai baissé les yeux. J’écoutais la musique qui battait au-dehors, la voix des autres, les cris d’ivresse, la joie de nuit.
— A qui, fils ?
— Je ne connais pas leurs noms.
Meehan a souri. Pas un sourire de Tyrone. Rien de gentil, rien d’amical, rien d’accueillant. Juste un mouvement gêné des lèvres et des yeux. Il a poussé la clef vers moi, m’a demandé de la mettre dans ma poche. Et puis il s’est levé. Il s’est adossé au mur. Il a parlé bas, prononçant chaque mot comme on dit un poème. Ou comme on parle à un enfant.
— Tu n’es pas irlandais, a murmuré Tyrone Meehan.
Il m’a dit que je n’avais pas le droit. Que je n’avais aucun droit. Que ce combat n’était pas, ne serait jamais le mien. Il m’a dit que je ne devais plus jamais prêter ma chambre. Que je ne devais plus jamais transporter de l’argent. Que je mettais des gens en danger. Que je jouais à la guerre. Que je me faisais plaisir. Que personne n’avait le droit de changer d’histoire. Que ce n’était pas les Brigades internationales, ici. Ni la Légion étrangère. Que j’étais français, que je pouvais faire de la politique chez moi, du syndicalisme chez moi, que je pouvais me ranger derrière le combat des écologistes ou des immigrés. Qu’on avait besoin de moi, chez moi. Que j’étais un ami de l’Irlande, un camarade, un frère, mais que j’étais ici un passant.
J’ai compris tout ce qu’il m’a dit. Chaque regard et chaque mot. Tyrone Meehan s’est assis à nouveau. Il m’a tendu la main. Une main de paysan, ou d’ouvrier, de labeur, de pauvre. Une main abîmée, creusée de temps, une main de terre et de brique. Il m’a demandé de tendre la mienne. De la poser à plat, paume en l’air, à côté de la sienne. Ma main de vernis, de colophane, de bois.