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— Promets-moi de laisser tomber tout ça, a demandé Tyrone.

Je n’ai rien dit. Je l’ai regardé.

— Plus jamais, fils. J’ai un enfant derrière les barbelés, je n’en veux pas un autre. Ce n’est pas ton destin.

J’ai eu envie de pleurer. C’était injuste. J’avais le droit. J’étais d’ici, comme lui, comme Sheila, comme Jim, comme tous les autres. J’avais rejoint les rangs de la République. Personne ne pouvait m’empêcher. Personne. Pas même mon grand homme à col rond. Je me battrais seul, dans mon coin, sans rien dire à personne.

— Promets-moi.

— Je te promets, j’ai répondu à monsieur Meehan. Il m’a regardé longuement.

— Alors, je te crois.

Il s’est penché sur la table et a pris mon visage dans ses mains.

— Petit soldat de rien du tout.

Et puis il s’est levé. Il a frappé à la porte. Peter a ouvert, nous étions enfermés. Tyrone m’a enlacé. Il m’a emmené au pied de l’estrade, où le groupe finissait « Oh ! Danny Boy ». Pendant les applaudissements, il m’a fait monter l’escalier. Les musiciens se sont écartés. Je n’avais jamais vu la salle d’ici. Au fond, à la table ronde, près de la grande cheminée de tourbe, Jim et Cathy parlaient avec d’autres. Il était tard. La moitié des femmes et des hommes tanguait d’une chaise à l’autre. Tyrone Meehan a enlevé sa casquette et pris le micro. Toujours, il me tenait par l’épaule. Le silence s’est fait. Pas immédiatement, mais ici, là, d’un bout à l’autre de la grande salle, des voix le réclamaient.

— Quiet, please !

Et Tyrone Meehan a parlé. Il a dit que certainement des gens ici m’avaient déjà vu. Qu’ils m’avaient croisé sans trop savoir qui j’étais. Et qu’il fallait qu’aujourd’hui ils le sachent. Voilà. Je m’appelais Antoine, j’étais français, parisien et luthier. Alors que les Britanniques lui infligeaient les tortures et la mort, moi, j’offrais à l’Irlande ses plus belles musiques. Il a dit que je fermais les yeux lorsque je jouais. Et que mon violon devenait la colère. Et que c’était ma façon d’être. Et mon combat. Et ma beauté. Et mon courage. Et ma valeur. Et que chacun devait aider l’Irlande comme il le pouvait. Et qu’il y avait les mères, là-bas, au fond de la salle, qui tremblaient de leurs enfants. Et qu’il y avait leurs enfants, qui résistaient au froid et à la merde. Et qu’il y avait les volunteers, les combattants, les soldats, à qui le fusil brûlait les paumes parce qu’ils rêvaient de le jeter bientôt au fond d’un ravin. Et qu’il y avait les autres, tous les simples gens qui défilaient sans cesse pour soutenir la lutte, qui souffraient en silence ou à force de cris. Et qu’il y avait les autres, tous les autres, ceux sans qui, rien. Les amis, les lointains, les frères d’espoir. Ces trois Américains, là-bas près de la porte. Oui, vous, là-bas ! Vous qui venez de Boston pour nous soutenir et que nous remercions du fond de l’âme. Et qu’il y avait un luthier français, qui offrait sa présence discrète en gage de fraternité. Et qu’il fallait les applaudir, tous, avec force. Et les encourager, tous, avec patience. Parce que le combat ne faisait que commencer.

Et puis nous sommes redescendus dans la salle. Jusqu’à ma table, j’ai touché mille mains. Tyrone Meehan me tenait toujours par l’épaule. Il riait aux uns, aux autres.

— Promets-moi ! a-t-il crié à mon oreille au milieu du tumulte.

— Je te promets, j’ai répété en le regardant.

A table, Jim a levé le pouce. Cathy m’a embrassé. Sheila a tendu sa bière morte à Tyrone. Elle était retombée. Le crémeux était jaune et plat. Il a pris son verre, s’est dirigé vers l’âtre, a plongé le tisonnier sous les braises puis dans le liquide noir. La bière s’est soulevée en crépitant. La mousse a repris sa place de mousse. Tyrone a levé son verre, l’a regardé, m’a regardé et a remis sa casquette en buvant.

*

Le 1er mars 1981, j’ai appris que Bobby Sands commençait une grève de la faim pour le statut de prisonnier politique. J’étais à Paris. Je l’ai lu dans un journal froissé, oublié sur une table de café. C’était un article tout faux. Faux dans les faits, les dates, les lieux, les termes. L'IRA était désignée comme Armée « révolutionnaire » irlandaise. Le camp de Long Kesh, décrit comme une « prison pour catholiques extrémistes ». La grève de la faim, analysée comme un « chantage au suicide commandité par les va-t-en-guerre républicains ». Je n’avais jamais vu Bobby Sands. Lorsque je suis arrivé en Irlande, il était déjà prisonnier. L’hiver dernier, une première grève de la faim avait échoué. Margaret Thatcher avait promis un geste d’humanité si le jeûne s’arrêtait. Dès qu’il a cessé, le Premier ministre britannique a renié sa parole, et pincé ses lèvres en disant qu’elle ne céderait jamais.

J’étais là, face à la rue, assis à une table. J’avais chiffonné le journal avec moi. Je regardais mon coin de Paris, des immeubles gris ciel. Un gars riait en marchant, son amie faisait des gestes au milieu du trottoir. Le bruit de la machine à café. Le cliquetis des verres. La soucoupe verte et ma monnaie française. Je me sentais loin, perdu et seul. Je savais qu’une deuxième grève de la faim allait débuter au printemps. Jim, Tyrone, tous m’avaient expliqué. Par ce jeûne à mort, les prisonniers républicains mettaient fin à cinq ans de « protestation des couvertures », et à une « grève de l’hygiène » pour rien.

Bobby Sands était l’officier de l'IRA commandant Long Kesh, condamné à cinq ans pour possession d’une arme. Il avait décidé de conduire le mouvement. Une semaine après, un autre le rejoindrait. Puis un troisième. Et puis un quatrième. Et un cinquième remplacerait le premier décédé. Et un sixième prendrait la place du deuxième martyr. La liste de volontaires établie à l’intérieur de la prison s’étalait en dizaines, puis en centaines de noms. Le visage souriant de Bobby Sands a rejoint la lettre « H » sur chaque brique de la ville.

Je suis resté deux mois sans aller à Belfast. Je n’osais pas. Deux mois terré. Jim me donnait des nouvelles. Tyrone m’envoyait des posters, des autocollants. Bobby Sands a rejoint Connolly et Yeats sur le mur de mon atelier. J’enrageais. Un soir, j’ai quitté un repas ami parce qu’un type moquait le jeûne. Il disait que maigrir un peu faisait du bien à la santé. Il était ivre. C’était juste stupide. Je me suis emporté. J’ai crié qu’il ne savait rien de rien, qu’il parlait de choses tellement plus grandes que lui, que moi et qu’eux tous réunis autour de cette table. Le type a répondu qu’il en avait assez. Que je ne parlais que de ça. De ça ! De ça ! De l’Irlande du Nord, en boucle, en trombe, en vrille. Que je ne me rendais même pas compte, que je faisais chier tout le monde avec ces conneries. Que j’avais changé. Que je n’écoutais personne. Que j’avais perdu ma bonne humeur. Que j’avais toujours l’air sombre. Que j’étais ridicule avec mes mimiques soucieuses, mes musiques aux yeux clos, mes manières de complot, mes badges républicains l’hiver et mes maillots républicains l’été. Que j’étais monomaniaque. Que j’étais fou. Je me suis levé. Personne n’a pris ma défense. Pas un mot fraternel. Les amis n’osaient lever les yeux. Je les ai insultés en anglais, debout, penché, mains à plat sur la table. Le type a haussé les épaules en secouant la tête. Une fille a ri dans sa main. J’ai renversé ma chaise. Je suis parti. J’ai claqué la porte. J’ai marché dans la nuit d’avril avec les poings fermés. Je n’étais plus de ce lieu, de ces immeubles qui empêchent le ciel. Je n’étais plus rien ici. Je voulais Tyrone Meehan, Jim, leur regard, Falls Road, le sourire de Bobby Sands, l’odeur de tourbe à l’âtre, les clins d’œil au coin des rues, une main sur mon épaule, le cahot des taxis collectifs, les enfants en uniformes d’écoliers, les frites graissant le journal roulé en cornet, ma pinte de bière noire, le métal des blindés ennemis, l’aigrelet des fifres, le sourd des tambours, le ciel d’Irlande, sa pluie, sa peau. On m’a dit qu’à Long Kesh, matin, midi et soir, les gardiens apportaient son plateau-repas à Bobby. Ils le posaient à côté de lui. Ils faisaient comme si rien. Ils étaient certains que ce cérémonial le briserait. Ils attendaient qu’il renonce. Depuis des semaines, l’odeur même de la nourriture me faisait peine. J’ai marché longtemps. J’ai traversé des rues, longé des immeubles tête basse, je respirais tous les cent pas. J’avais trop bu, trop mangé. Le rire de la fille cognait, les gestes du garçon, le silence des autres. Je décidai de renoncer à eux.