Boulevard de Sébastopol, sur le trottoir, un homme avait levé un abri de carton pour s’y tenir couché. Quatre murs en rempart, un toit ondulé. Des pancartes étaient accrochées tout autour. Il expliquait qu’il était commerçant, qu’il fermait sa chemiserie à cause des taxes, du fisc. Le chiffre 4 était tracé à la craie bleue sur une ardoise. Pour se faire entendre, le commerçant s’était mis en grève de la faim. C’était le quatrième jour. Il était à la porte de son refuge, allongé sur un lit pliant, une bouteille d’eau posée près d’une coupelle de sucre. Je l’ai regardé. Il avait les cheveux plaqués, la barbe des lendemains, des cernes et la peau triste. Je ne le croyais pas. Ni sa grève, ni sa colère, ni sa douleur, je n’acceptais rien de lui. Il écoutait la radio. Une dame accroupie lui parlait. Ils riaient de quelque chose que je ne savais pas. Et puis il m’a observé. Il s’est inquiété de moi. De mes yeux. Il a mal souri quand je me suis approché. Il avait peur. J’ai arraché les pancartes avec violence. J’ai donné des coups de pied dans les cartons. Je hurlais. J’ai crié au commerçant qu’il ne mourrait pas. Qu’il n’en aurait jamais le courage. Qu’il me faisait honte. Qu’il salissait le combat d’autres hommes que lui. Je pleurais. J’ai renversé sa bouteille d’eau. La femme est partie à reculons. L’homme a quitté son lit et traversé la rue en courant. Je me suis retrouvé debout au milieu du désordre, dans les cartons piétines, le lit basculé, les tracts épars. J’attendais quelque chose ou quelqu’un pour me battre. Je ne soupçonnais pas une telle haine en moi. De l’autre côté du boulevard, un couple me dévisageait. J’étais penché, jambes écartées, poings serrés, gueule ouverte, je respirais comme un chien. Un jeune gars a détourné la tête et repris son chemin. Les voitures passaient.
Jamais. Plus jamais je n’accepterai qu’un homme mime une grève de la faim. Ou alors qu’il la fasse, vraiment, parce que l’injustice en face est mortelle, et qu’il a tout tenté et qu’il n’a plus de choix. Et alors qu’il souffre, jour à jour, que ses lèvres saignent, que sa peau cède, que ses os percent, que ses larmes sèchent et que ses yeux se ferment. Qu’il la fasse jusqu’à ce qu’il triomphe ou jusqu’à ce qu’il meure. Ou alors qu’il se taise. Que jamais il n’ose. Jamais. J’étais là, dans la rue, en silence de tout, perdu, oublié dans le bois, ma colère en larmes. J’ai essuyé mon visage d’un coup de manche. C’est tout. Je suis rentré.
*
Je ne sais pas pourquoi je me suis agenouillé. Je suis catholique comme ça, par habitude, par lassitude. Parce qu’il n’y a pas de peur au paradis. Je ne vais pas à la messe, je ne me souviens ni des chants ni des prières. Mais ce jour-là, dans Falls Road, sur le trottoir, au tout petit matin, j’ai mis les genoux à terre. C’est un cri qui m’avait réveillé. Je dormais dans le lit de Jack, chez Tyrone et Sheila, parce que Jim était à Dublin avec sa femme. Il était quatre heures du matin, le 5 mai 1981. Un homme a hurlé dans la rue. Un cri ivre ou colère, je ne savais pas trop. Un déchirement humain qui nous disait que Bobby était mort. Juste cela. « Bobby is dead ! », répété en boucle, en pleurs, en voix de fumée et de bière. Tyrone était torse nu dans le salon. Il avait allumé la radio. Il mettait une chemise. Sheila avait passé son châle sur sa chemise de nuit. Elle était comme ça, en chemise et en châle, pieds nus dans ses pantoufles. Elle est sortie dans la rue, son chapelet à la main. Partout, le bruit raclant des couvercles de poubelles heurtés sur le sol. Aux fenêtres, des femmes frappaient le dos des casseroles avec des louches ou des cuillères.
— Bobby est mort, a murmuré Tyrone en mettant sa casquette.
Il avait connu Bobby Sands en prison. Jim aussi, l’avait côtoyé dans les cages de Long Kesh. Je suis sorti à mon tour. Tout l’ouest de la ville fracassait de métal. Sheila n’était pas allée loin. Elle était au coin de la rue, sur Falls Road. Agenouillée avec des dizaines de femmes, tête basse. Des gamins étaient en pyjamas, des pierres plein les mains. Les hélicoptères balayaient les toits de leurs phares blancs. Jamais, de ma vie, jamais je n’ai vu autant de larmes. Des hommes frappaient les murs à poings nus. Des mères avaient tiré les enfants du berceau. Des filles, des fils, des pères, des très vieux marchaient pour rien au milieu des rues mortes. Aucun Britannique. Pas un blindé, pas une patrouille. Plus haut, les cailloux frappaient les grillages du fort de l’armée. Un homme a déchiré son tricot noir pour en faire un drapeau. Il l’a dressé devant sa fenêtre. Je suis resté avec Sheila. Je me suis agenouillé. Elle disait son rosaire. A côté d’elle, les femmes priaient. Des hommes nous ont rejoints. Des jeunes gars se sont agenouillés au milieu de la rue. Le bruit des pierres sur rien, le métal cogné contre le trottoir, les cris, les prières chuchotées, les lamentations.
— Pas de violence ! Pas de violence !
Des hommes de l’IRA, en civil et sans arme, parcouraient les rues bras levés en appelant au calme. Ils demandaient à chacun de rentrer chez soi. D’éviter la provocation. D’empêcher d’autres morts. Tyrone s’était joint à eux. Il a obligé un jeune catholique à jeter sa bouteille d’essence contre un mur. Il a fouillé rudement un autre qui courait vers le fort anglais.
— Bobby sera vengé ! Soyez dignes ! criait Tyrone Meehan.
Il était six heures du matin. Toutes les portes des maisons basses étaient ouvertes. Chacun entrait l’un chez l’autre. La rue sentait le thé. Deux combattants de l’IRA sont apparus au coin. Armés de fusil. Foulard sur la bouche et béret noir.
— Qu’est-ce que vous attendez ? a hurlé une femme.
— Défendez votre peuple ! a crié un homme âgé. Les républicains longeaient l’ombre et les briques, l’arme levée.
— Bonjour, Pete, a salué une femme sur le pas de sa porte.
— Salut, Trish, a répondu l’un des deux soldats. J’ai essayé de me souvenir du Notre-Père. Les mots sont revenus. « Que Votre nom soit sanctifié. » J’ai fermé les yeux. Bobby Sands était mort. C’était une nouvelle immense. Gréviste de la faim, il avait été élu député à Westminster par les nationalistes du comté Fermanagh/South Tyrone. Il était emprisonné, mais aussi député du Parlement britannique. Il avait joué le jeu. La population républicaine s’était rendue aux urnes pour lui donner sa voix. A l’annonce de son élection, au plus fort de son agonie, l’Irlande a bondi. Jamais, jamais, jamais Thatcher ne pourrait laisser mourir de faim un membre de son Parlement. Jamais. Que Votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Et voilà qu’il était mort. Après 66 jours. Et que Francis Hughes allait mourir à son tour, et Ray McCreesh, et Patsy O’Hara. S’ils avaient laissé mourir Bobby Sands, les autres n’avaient pas l’ombre d’une chance. « Protégez-nous du mal. Amen. » Tyrone Meehan s’est penché vers moi. Il pleuvait légèrement. Il m’a dit que le thé était prêt. Que j’allais prendre froid. Que je devais rentrer. La ville était noire. C’était un tombeau. Un animal blessé. La détresse. Je suis rentré à sa suite. J’étais nu-pieds. En pyjama et pieds mouillés. Je suis allé à la chambre, j’ai pris mon violon. Je suis retourné dans la rue. Je me suis assis sur le trottoir comme un gamin. J’ai joué The Foggy Dew. Doucement, pour moi, pour Bobby, pour un peu de ma rue. Une voisine a posé à terre un mug brûlant de thé au lait. Deux enfants se sont assis à mes côtés. Le plus petit s’est serré contre moi. J’ai joué comme jamais plus. Dans un théâtre tout exprès. Sous l’orangé des réverbères, protégé par un rideau de pluie, par la colère des hommes, les prières des femmes et puis ces deux enfants.