Le matin, à Westminster, devant l’assemblée silencieuse, un porte-parole du gouvernement britannique a annoncé que « Monsieur Robert Sands » était mort dans la nuit. Et ses collègues se sont levés en signe de respect.
Jim est rentré de Dublin en urgence. Cathy est restée chez ses parents. La veille de l’enterrement, Jim m’a demandé si je voulais rendre un dernier hommage au martyr. J’ai accepté. Une jeune femme est venue nous chercher en voiture. Nous nous sommes arrêtés loin de la maison. Il a fallu marcher. Des hommes guettaient dans le quartier, par petits groupes, mains dans les poches. Sur la porte, il y avait un ruban noir noué. Jim ne m’a rien dit. Il a posé la main sur mon épaule, il a frappé deux fois et poussé la porte ouverte. Bobby était là. Tout de suite là. Je pensais qu’il y aurait une entrée, une pièce, une autre, cent fois le temps de se préparer. Mais il était là. Dans son cercueil ouvert, dans un drapé de satin blanc. Mains jointes, visage cire, poudré et maquillé de vie, du coton dans les joues. Ses os perçaient. Il était translucide. Il n’avait pas le visage de la photo connue. Je ne pouvais pas le regarder. Le drapeau de la République irlandaise, son béret et ses gants de soldat étaient posés sur son torse creux. Entre ses doigts, le crucifix doré envoyé par le pape. Un républicain montait la garde, en uniforme de parade et sans arme, de chaque côté du cercueil. Au moment de la relève, ils allaient se changer, s’habiller en comme nous dans la chambre du haut. Des amis, des proches, des hommes, des femmes se signaient devant lui. Ils parlaient peu, ils parlaient dignes, tout était murmuré. Parfois, un jeune se mettait au garde-à-vous. Un autre saluait le gisant, doigts à la tempe et tête haute. Sur la table, il y avait des sandwichs et des boissons. Tyrone était à la cuisine, avec deux hommes que je ne connaissais pas. Il m’a regardé sans un mot. Il a simplement hoché la tête. Il semblait satisfait que je sois là.
Je suis resté une heure. Je regardais le cercueil. Je regardais les vivants. Ils étaient chavirés et soulagés aussi. L’agonie avait cessé. La souffrance ne pouvait plus rien. Bobby Sands était libre. J’ai observé sa mère. Son empressement chaleureux à accueillir ses hôtes. Il n’y avait pas de larme. J’ai interdit les miennes. J’allais du visage de Bobby au visage de Tyrone. La foule ne cessait d’entrer et de ressortir à pas lents, une vieille femme en foulard noir, deux jeunes garçons, un prêtre et trois amies. Les regards étaient baissés. Je n’étais plus fier de rien. Pas même d’être là, seul étranger au cœur de la douleur.
Un cercueil sur mon épaule
Ils sont morts les uns après les autres. Entre le 5 mai et le 20 août 1981, dix jeunes hommes. Avec Bobby Sands, ce fut donc Francis Hughes, puis Raymond McCreesh, Patsy O’Hara, Joe McDonnell, Martin Hurson, Kieran Doherty, Kevin Lynch, Thomas McElwee et puis Micky Devine. Le plus robuste après 73 jours de jeûne. Le plus fragile après 46 jours. Le plus âgé avait 30 ans. Le plus enfant, 23 à peine.
Le 6 novembre 1981, Jim O’Leary est mort aussi. Le mari de Cathy. Mon Jim. Tué par l’explosion d’une bombe qu’il fabriquait, au premier étage d’une maison en ruine, dans le bas de Falls Road. Deux autres soldats irlandais sont partis avec lui. Le laitier qui déposait les bouteilles au matin devant le pas des portes et un jeune gars de Bombay Street, avec qui je jouais de l’argent au snooker. J’étais à Paris. C’est Tyrone qui m’a téléphoné. Il n’a pris aucune précaution. Il m’a dit que Jim était mort. Que les Britanniques retenaient son corps mais que l’enterrement aurait lieu au début de la semaine suivante, probablement le mardi. J’ai fermé mon atelier. J’ai pris l’avion pour Dublin, puis le train pour Belfast. J’étais en pierre. Je n’ai pas dit un mot. Je n’ai répondu à personne, regardé personne. Je n’ai pas pleuré non plus, et à aucun moment. Sheila est venue me chercher à la gare. Juste une étreinte, sans phrase ou larme en trop. Devant la maison de Cathy et Jim, il y avait plusieurs centaines de personnes. La police royale d’Ulster et l’armée britannique les cernaient.
— C’est comme ça depuis hier, a dit Sheila.
Le cercueil était fermé, posé sur des tréteaux dans le petit salon. L’IRA l’avait drapé des couleurs nationales, avec son béret et ses gants. Je n’ai pas reconnu Cathy. Elle était terne et sèche. Elle m’a longuement enlacé. Ses bottines étaient posées sur la table du salon. Elle passait une peinture noire brillante, une peinture de modélisme sur les écorchures du cuir au talon. Tyrone est sorti de la cuisine avec un verre de lait. Il m’a pris dans ses bras. J’avais mon sac à la main. Je venais de Paris. J’arrivais de la paix. Il y a cinq heures, j’étais à un million de kilomètres de là. En fermant mon atelier, j’ai entendu un couple s’engueuler sur le trottoir.
— Tu seras toujours aussi conne ! disait l’homme.
— T’es pas obligé de vivre avec moi ! avait répondu la femme.
Je les ai détestés. J’ai haï ces gens, leur mépris l’un pour l’autre, cette rue, ces immeubles de pierre, ce soleil froid. Jim O’Leary est mort en Irlande. Jim O’Leary assemblait une bombe. Jim O’Leary faisait la guerre. Et ces deux-là s’insultent en pleine rue. Ces deux n’ont jamais manqué de pain. J’ai eu envie de vomir. Tyrone m’a accompagné derrière, m’a aidé à sortir de la maison. J’ai rendu ma bile le long du mur, la gorge, les yeux brûlés, avec les hélicoptères fracassants et les cris de la foule aux soldats.
En début d’après-midi, pour la deuxième fois en deux jours, les républicains ont essayé de sortir le cercueil de la maison. Les hommes étaient devant, les femmes derrière. Certaines avaient en main des battes de hurley. Les nationalistes étaient venus de partout pour prêter main-forte. Dès que le cercueil est apparu au-dessus des têtes, recouvert du drapeau, sur le seuil de la maison, les policiers anti-émeutes ont chargé la foule. J’étais dans le jardin, brutalement tombé sur le ventre, coincé contre le muret de rue. Il y avait deux enfants couchés à côté de moi. La police repoussait les catholiques à la matraque. Hurlements. Coups de feu. Odeur de poudre. C’était des balles plastique, tirées à quelques mètres, contre le premier rang des poings nus. Sous la bousculade, le cercueil a chaviré. Il a glissé des épaules. Il est tombé sur l’herbe, devant la maison. Des centaines d’hommes se sont rués sur les policiers. J’ai couru avec eux, j’ai hurlé avec eux. Je poussais les dos à deux mains pour respirer. J’ai vu Tyrone, à droite, tout devant, qui donnait des coups de pied dans un bouclier de plexiglas. Il a été frappé au front. Il saignait. D’autres saignaient. J’ai reçu une pierre sur la tête. Je me suis mordu la langue. J’ai craché par terre. Je saignais aussi. Le cercueil est rentré dans la maison, passé de main en main au-dessus des têtes. Immédiatement, les Britanniques ont desserré leur étau. Les républicains ont reculé aussi. Des jeunes arrivaient de tous les quartiers. Ils sautaient de mur en mur pour rejoindre la maison de Cathy et Jim.