Tyrone Meehan avait tout prévu. Lui et moi, juste nous. Une tente pour deux, des duvets, un réchaud à gaz, une voiture empruntée et des imperméables. Nous avons quitté Belfast au matin. Le ciel était d’ouest, ample et lourd. Aucune patrouille ennemie, aucun blindé. Nous avons longé le Lough Foyle et traversé Derry avant de passer la frontière pour le Donegal, sa patrie. Il roulait en sifflotant. Je regardais l’Irlande par la vitre. La mer grise. J’étais ému et fier. Encore ému, et toujours fier. C’était un voyage pour rien. Simplement, nous retournions sur sa terre natale pour acheter ma casquette.
— Il faudra que tu la casses, autrement c’est moche, a dit Tyrone.
Il a lâché le volant, pour montrer les bords de sa visière qui tombaient sur ses yeux.
— Tu vois ?
J’ai dit oui. J’ai pensé peu importe. J’étais bien. Il sifflotait toujours. Je regardais la lande, les moutons marqués de bleu, les champs de tourbe, les nuages qui traînaient. La radio disait qu’une patrouille britannique avait été prise pour cible dans le ghetto catholique d’Ardoyne mais que personne n’avait été blessé. Tyrone a baissé le son. Il a ouvert sa fenêtre.
— Tu le sens ?
— Quoi ?
— Notre pays.
Une odeur de lourd, de mouillé, de ciel battant, de menaçant, de terre, de colère océane. J’ai regardé Tyrone. Il surveillait son rétroviseur.
— Ça va ? j’ai demandé.
— Ça n’a pas l’air d’aller ?
Nous avons planté la tente près d’un lac, presque en bordure de route. Tyrone avait emporté du pain brun, des saucisses et du chou cuit. Nous nous sommes couchés tôt. Il avait avec lui un flacon de poteen, un alcool blanc de paysan, brûlant, écœurant, des épluchures de pomme de terre torturées en alambic. Nous l’avons bu à deux. Tyrone parlait. Il portait le flacon à ses lèvres, secouait la tête, grimaçait les yeux fermés et puis parlait encore. Il m’a dit qu’il en voulait aux Britanniques, qu’il avait pour leur guerre une colère infinie.
— Mais ne te trompe pas, m’a dit Tyrone Meehan. Je ne les déteste pas parce qu’ils nous combattent. Ce n’est rien, nous combattre. C’est la guerre. Ils nous emprisonnent, ils torturent nos gars, ils nous tuent, mais ce n’est pas pour ça que je leur en veux.
Je buvais au goulot. Une échappée brûlante. Tyrone était couché sur le dos, mains croisées sous sa nuque, recouvert d’une couverture de laine tricotée. Il avait allumé une lampe torche qui éclairait le bleu de la tente. J’étais allongé sur le côté. Je le regardais. Il parlait bas.
— J’en veux à ces salauds pour ce qu’ils ont fait de nous. Je leur en veux parce qu’ils nous ont obligés à tricher, à mentir et à tuer. Je déteste l’homme qu’ils ont fait de moi, a encore dit Tyrone Meehan.
J’ai dormi à sa droite, habillé, un peu ivre, le visage écrasé contre la toile. Au matin, la pluie m’a réveillé. Son crépitement glacé. Tyrone n’était pas là. J’avais le front lesté, les lèvres en pierre. J’ai ouvert la tente. Il était debout, de dos, face au lac noir. La brume se déchirait vers l’ouest et le ciel hésitait.
— Salut, fils, a dit Tyrone.
Mon traître avait entendu la fermeture éclair. Il ne m’a pas regardé. Il a ouvert le bras pour prendre mon épaule. Je suis venu à lui. Il fumait. Il m’a serré en frère. Comme il le faisait lorsque j’allais mal. Lorsque j’avais peur, quand je doutais de tout, quand parfois je croyais la guerre inutile ou perdue. Nous étions comme ça, à deux, face au lac, au milieu de son Irlande et sous son ciel. Il m’a pris par l’épaule. Il n’a rien dit, d’abord. Il a laissé le vent, la lumière effleurer les collines, les murets de pierres plates. Sa main, lourde sur mon épaule, ses yeux clos. Je l’ai regardé. J’étais fier. De sa confiance, surtout.
Après la mort de Jim, peu à peu, Tyrone avait accepté que j’aide le combat républicain. Que je mette ma chambre à disposition, comme je l’avais fait par le passé. Mais pour lui cette fois, et pour lui seul.
— Il n’y a que moi, tu m’entends ? Personne d’autre que moi, avait prévenu Tyrone. Les autres restent en dehors, tous. C’est la règle de la clandestinité.
Lorsqu’il venait en France, il disait qu’il allait à Dublin ou à Cork. Même Sheila le croyait en Irlande. A Paris, Tyrone n’était jamais accompagné. Il refusait que je vienne le chercher à l’aéroport. Ne pas être vus ensemble, c’était le protocole. Il se débrouillait et me retrouvait de nuit à mon atelier. Je lui donnais les clefs de la chambre de service et il les glissait dans ma boîte aux lettres deux jours après. Comme le faisaient les autres, avant leur arrestation. Parce que tous avaient été arrêtés. En décembre 1982, Paddy, qui recomptait l’argent dans les toilettes, fut interpellé à Roissy par la police française avec Mary, la femme à l’écharpe. Le petit roux avec une drôle de démarche, qui avait occupé ma chambre après lui, fut pris à Rosslare, par la Spécial Branch irlandaise en débarquant du ferry. Le grand type à barbe blanche, qui me saluait par la vitrine, s’appelait John McAnulty. Il fut intercepté gare Saint-Lazare, avec les deux jeunes gars tatoués qui jouaient au flipper dans ma brasserie. Ils prenaient le train pour Le Havre avec de faux passeports.
— On ne joue pas à la guerre, on la fait, disait Tyrone Meehan.
Lui ne buvait pas dans les cafés. Il ne faisait aucun signe par la vitre. Il ne traînait pas dans ma rue. Il traversait au bonhomme vert et dans les clous. Il prenait les clefs, les rendait. Jamais, nous ne parlions de ce qu’il faisait en France. Je l’imaginais. Il rendait visite à des évadés, il surveillait un transport d’armes, il veillait à la fabrication de faux papiers, il convoyait de l’argent. Je ne savais pas. Je tremblais pour lui. Quand je retrouvais Tyrone à Belfast, son voyage à Paris n’avait jamais existé. Voilà. C’était mon rôle. Un engagement minuscule. Tyrone Meehan en avait décidé ainsi. Il ne m’a jamais demandé autre chose que ma clef.
Je regardais mon traître. Il regardait le lac et puis il a parlé. Il a dit que, si un jour je doutais, si je me demandais pourquoi la violence, pourquoi les sacrifices, pourquoi la guerre, pourquoi James Connolly, pourquoi Bobby Sands, pourquoi Jim O’Leary, il fallait que je fasse silence. Où que je sois. A Belfast, à Paris, dans mon atelier, entre amis, seul, triste, heureux, en automne ou au printemps. Il fallait que je ferme les yeux et que j’appelle ce lac à l’aide, ces collines, ce ciel, ce vent. Il fallait que j’appelle cette beauté. Et là, comme ça, il a dit que je sentirais sa main sur mon épaule et que tout serait simple. Il a dit qu’alors je saurais qu’il est juste, et normal, et bon que des hommes se battent pour cette terre. Je ne lui ai pas parlé de mon songe, de ma vieille Irlandaise, de Mise Éire, de ses cheveux gris et de sa colère blanche face aux soldats. C’est elle, déjà, qui me murmurait ça lorsque mes nuits manquaient de force.
Tyrone a choisi la casquette pour moi. Il m’a emmené dans un magasin minuscule, caché par un rocher. La vendeuse l’a appelé par son prénom. Il a dit que j’étais comme son fils. Il a entouré ma tête avec un mètre ruban. Il a soulevé le tweed en tas.
— Essaye ça, a dit Tyrone Meehan.
Une casquette large, à bouton sur le dessus et chevrons noirs et bruns. Dans la glace, un Irlandais riait. C’était moi, exactement. Tyrone a payé. J’étais gêné. Il était chômeur. Sheila était infirmière. Ils avaient du mal à commencer le mois. Souvent, j’achetais de la viande pour qu’ils puissent oublier les patates et le chou. Sur le pas de la porte, Tyrone a pris la visière de ma casquette à deux mains et l’a cassée par le centre en rejoignant les bords.
— Montre, m’a demandé l’Irlandais.
Je me suis mis face à lui, mains dans les poches, veste un peu juste, pantalon aux chevilles, visière arrondie, casquette tombée sur le côté droit. Il m’a regardé et a levé le pouce.