— Des choses sur Sinn Féin.
— Des choses ?
— Si le parti souhaitait vraiment la paix, des trucs comme ça.
— Tu jouais le porte-parole de Sinn Féin ? C’est ça ?
(Silence)
— Pourquoi Sinn Féin ?
— Je ne comprends pas la question.
— C’est l’IRA qui intéressait les Brits, pas les colleurs d’affiches.
— Je n’ai jamais parlé de l'IRA.
— Tu te fous de nous, Meehan ?
— Vous, je ne vous connais pas.
— Réponds à la question, Tyrone.
— Quelle est la question ?
— Ta police te payait, l’armée britannique te payait, le MI5 te payait. Tout ça pour que tu les informes sur un parti politique légal ?
(Silence)
— Écoute bien, Meehan. Peu importe qui je suis. Je suis là parce que c’est ma place et tu le sais. Toi, tu es un agent britannique rémunéré. Depuis 25 ans, tu travailles à l’affaiblissement de ta communauté. De tes parents, de tes amis, de tes camarades. Tu travailles à frapper dans le dos ceux qui t’ont aimé, qui t’ont protégé, qui t’ont veillé jour après jour. C’est toi que tu as trahi, Meehan, et nous voulons savoir pourquoi. Nous voulons savoir ce que l’ennemi sait de nous. Nous voulons savoir ce que tu lui as dit. Nous voulons savoir si certains de nos hommes ont été arrêtés par ta faute. Si certains combattants sont tombés par ta faute. Nous voulons savoir, Meehan.
(Silence)
— Si les Britanniques ne t’avaient pas lâché, jamais tu n’aurais avoué travailler pour eux, jamais ! Et tu sais pourquoi ils te lâchent, tes employeurs ? Tu le sais, Meehan ? Tu ne te demandes pas pourquoi ils t’ont balancé ? Parce que nous avons déposé les armes, Meehan. Parce que l’IRA, c’est terminé. Parce que tu ne leur sers plus à rien. Alors ils se servent de toi pour démoraliser notre camp. Ils nous disent : un traître ! Vous aviez un traître dans vos rangs. Vous rendez-vous compte, putains d’Irlandais ? Et ce traître, c’est l’un de vos putains d’officiers supérieurs. Le Commandement du Nord était piégé, les gars ! Tyrone Meehan ! Votre grand Meehan ! Il avait placé un micro dans son salon, dans sa voiture ! On entendait même vos blagues à la con et vos chansons de merde. Allez, on vous le donne, le Meehan ! Il est a vous ! Tu comprends ça, Meehan ? C’est ça qu’ils veulent, tes employeurs, et c’est pour ça qu’on ne touchera pas à ta putain de gueule. Parce qu’une seule balle tirée contre toi et tout le monde hurlera à la rupture du cessez-le-feu ! Tu comprends ? L’IRA a tué un informateur ! L'IRA a tué son gars ! L’IRA a repris les armes ! C’est mort qu’ils te veulent ! Ils voudraient utiliser ton putain de cadavre, mais c’est raté ! Tu vas vivre, Meehan. Tu vivras avec ton âme noire et ce sera une saleté d’existence. Tu vas vivre parce que tu n’es plus rien, Meehan, juste un traître trahi par des salauds. (Silence)
— Parle, pour la mémoire de ton père, Tyrone.
— Épargne-moi ça, Mike.
— Tu veux qu’on reprenne demain ?
— S’il vous plaît.
— D’accord. On arrête.
— Personne n’est mort à cause de moi. Je n’ai pas trahi comme ça.
— Demain, Meehan. On reprendra demain. Éteignez la caméra.
Mon traître
C’était l’année dernière, un matin d’hiver. Le vendredi 15 décembre 2006. Je redressais une touche d’ébène au rabot. Deux des coins du violon avaient été arrachés. Les éclisses étaient légèrement choquées, ainsi que le pourtour de la table au niveau des filets. Le chevalet avait disparu. Le dos était fendu. Il manquait aussi les chevilles du ré et du mi. Augustin Chappuy avait gravé son nom au fer, sous le vernis, au talon du manche. C’était un faiseur de violon originaire de Mirecourt. Je datais l’instrument d’un peu avant 1780. Les chevilles restantes étaient en palissandre. Le dos, le manche étaient en érable et la table en épicéa. Un luthier de Saint-Etienne, J.B. Portier, avait restauré l’instrument en septembre 1909. Il avait collé son étiquette à l’intérieur et l’avait signée de sa main.
J’avais posé l’instrument sur une peau de chamois. Je le travaillais lentement. Il neigeait. Je promenais mon regard du bois noir à la fenêtre grise. La réparation n’était pas pressée. J’avais le temps. J’imaginais le luthier stéphanois, un scalpel à la main, redessiner le filet à la lumière d’une lampe faible. Je le voyais en blouse, son brouillon de cheveux blancs. J’ai caressé le violon, de la volute jusqu’au bouton. Une seule fois, j’ai éprouvé ce plaisir. Un collectionneur m’avait apporté un Amati superbe. Il n’était pas à l’aise en le jouant. Il voulait que j’enlève un peu d’épaisseur, que j’accentue l’arrondi du manche au-dessus du talon, pour mieux y caler sa paume. Il m’a demandé s’il pouvait rester. J’ai dit que cela prendrait un peu de temps. Il s’est assis à côté de moi, sur le tabouret, il a regardé mon canif entamer le bois. Et je tremblais.
Je n’ai pas réagi immédiatement. Le son de la radio était bas. Deux passants japonais prenaient ma vitrine en photo. J’ai entendu « Irlande du Nord », puis le mot « traître ». J’ai monté le son. Mais l’actualité était partie ailleurs. J’ai posé mon rabot. Il m’a semblé que le nom de Tyrone Meehan était entré dans la pièce. C’était juste une impression. Quelque chose de désagréable était là, qui traînait comme une ombre. J’avais entendu le nom de Tyrone. C’était certain. Quand le touriste me photographiait au travail, tout à l’heure, je me suis demandé pourquoi je pensais brusquement au sourire de mon ami.
Tyrone devait venir à Paris la semaine suivante. Il se déplaçait moins depuis la trêve, mais utilisait ma chambre encore, parfois. « La paix est longue à mettre en place, il faut tout nettoyer », m’avait-il dit un jour. Au printemps dernier, il était venu me visiter avec Sheila. Pour elle, c’était la première fois. Je les ai emmenés partout. Montmartre, la tour Eiffel, la promenade sur la Seine, les brasseries. Tyrone payait beaucoup et je lui en voulais. Sheila aussi, qui le grondait des yeux chaque fois qu’il posait sa main sur la note. Il a prétendu que c’était son premier voyage à Paris. Il faisait mine de s’émerveiller de tout, clignant de l’œil dès qu’elle avait le dos tourné.
J’ai appelé Tyrone. C’est Sheila qui a décroché. Elle n’avait pas sa voix. Elle m’a dit de rappeler plus tard, ou une autre fois. Elle semblait pressée et inquiète. Elle a raccroché. J’ai rappelé au soir. C’était Jack. En accord avec le processus de paix, le fils Meehan avait été libéré en juillet 2000, avec les derniers prisonniers de Long Kesh. Je l’aimais beaucoup. Il m’appelait « frérot ». Je lui ai demandé comment ça allait. « Mal », c’est ce qu’il a répondu. Il m’a dit qu’il y avait un problème avec Tyrone. Qu’il avait été accusé de quelque chose de grave mais que tout allait s’arranger.
J’ai rallumé la radio. Rien. L’Irlande du Nord avait disparu des informations. Je suis sorti. Il y a un kiosque à journaux à l’entrée du métro Rome. J’ai acheté un journal du soir. Je l’ai ouvert et je suis tombé. J’avais déplié le journal, je marchais, j’ai lu un titre en gras, quelques lignes et je suis tombé. Pas tombé comme on chute. Pas violent ni brusque. Simplement, j’ai tout arrêté. J’étais sur le trottoir, sur le terre-plein, à quelques mètres de mon atelier. J’ai arrêté de marcher, j’ai arrêté de lire, j’ai arrêté de me porter. Je me suis laissé aller en arrière. J’ai lâché le journal. Je me suis assis lourdement, puis couché sur le dos, tête heurtée contre le sol dans un silence blanc. Des gens sont passés. Plusieurs, sans un mot, regards. Puis un postier s’est penché sur moi. Et une femme. Un jeune homme aussi, qui parlait de malaise. Le postier m’a assis avec précaution. Il a enlevé ses gants. Il a ouvert mon col de chemise. Il a dit que j’étais gris. Que j’avais les lèvres bleues. Le serveur du café est arrivé avec un verre d’eau. C’est lui qui fait mon sandwich à midi. Il m’a appelé Monsieur Antoine. Il m’a demandé si ça allait. J’ai hoché la tête. Le journal tombé me quittait page à page, balayé par le vent.