Je ne sais plus comment. Je me suis retrouvé dans mon atelier. Assis sur le tabouret des visiteurs. J’ai regardé le violon meurtri. J’ai regardé mon mur. Les limes, glissées par dizaines dans leur support de bois. Mes canifs, avec leur manche d’érable fileté d’ébène. J’ai regardé les gouges, les lousses spiralées, les bédanes à filet, les ciseaux, les rabots, les serre-joints, les cales, les presses, les burins, les pointes, des frettes de guitare ancienne oubliées dans un coin de l’établi comme un jeu de mikado. J’ai regardé le fouillis de chiffons souillés, d’éclats de bois, de copeaux, de poussière, le gâchis de cordes enroulées tout autour de ma lampe, les boîtes, les bouchons, les débris de papier de verre, les pinceaux en bottes dans leurs tasses ébréchées. J’ai regardé les bocaux de vernis, les bouteilles à secrets, j’ai regardé mon réchaud à un feu, la casserole de colle de poisson durcie. J’ai regardé le bois rude, les quartiers d’épicéa, d’érable, empilés depuis des années en attendant d’être secs. Longtemps, j’ai regardé les violons, qui pendaient aux crochets comme des pièces de boucher. J’ai regardé ce désordre étranger, cette clarté terre de Sienne, cette presque obscurité.
Sans plus rien comprendre, j’ai retrouvé sur le mur le grand homme à col rond, et cet autre, cheveux longs, ce Bobby Sands qui souriait à la mort. J’ai relu le poème de Yeats et sa terrible beauté. J’ai regardé la proclamation d’indépendance, « Au nom de Dieu et des générations mortes… ». Je ne respirais pas. J’avais la bouche en liège. Le ventre en caverne. Ma tête battait. La neige avait cessé. La rue ne murmurait plus rien. J’étais assis, mains entre les cuisses. J’avais froid. Jamais, je n’ai eu aussi froid. La lumière éteinte. J’étais mon ombre, dos voûté, tête basse, bouche ouverte. Je sentais mon cœur. J’étais sans souffle. J’ai posé les coudes sur l’établi. J’ai pris ma tête entre les mains.
C’était un tout petit article. De ces choses rapides à lire, qui bloquent les colonnes d’un journal comme une cale sous un meuble. « Un traître au sein de l'IRA », disait le titre en gras. Presque immédiatement, le nom de Tyrone était là, en tout début de ligne. Je ne l’avais jamais vu écrit. Pas comme ça, pas dans un journal français avec son âge juste à côté. « Tyrone Meehan, 81 ans. » L’article disait que cet Irlandais était un « membre important de l’organisation terroriste ». Qu’il avait avoué avoir trahi les républicains pendant 25 ans. Qu’il avait touché de l’argent pour ses informations. Qu’il l’avait annoncé publiquement, à Dublin, lors d’une conférence de presse improvisée par Sinn Féin, l’aile politique de l'IRA. L’article disait aussi que c’était un coup dur à l’encontre de la crédibilité des nationalistes mais que cela ne mettait pas en danger le processus de paix.
Je me suis levé. J’avais mon manteau. Ma casquette était à la patère. Je l’ai mise, puis enlevée. Je suis sorti tête nue. J’ai marché. J’ai marché longtemps. Je n’avais rien en cœur. Je crois n’avoir croisé personne. Paris était désert de tout. Je suis allé jusqu’à la Seine. J’ai marché sur sa rive en regardant les lumières de l’eau. J’avais les lèvres closes, les mâchoires douloureuses. J’avais les poings fermés. Je haïssais ce journal. Je haïssais tous les journaux. Je crevais des mensonges en papier. Je crevais des journalistes, de leur sang d’encre aux mains. Qui écrivent sans savoir, sans connaître, sans penser. Ces gens qui se recopient les uns les autres et de faute en faute jusqu’à l’idiotie. Quel visage pouvait avoir celui ou celle qui avait écrit que Tyrone Meehan était un traître ? De quel droit osait-il ? Que savait-il de lui ? Je longeais le Louvre. Mon téléphone portable a sonné. J’ai mis longtemps à accepter cet objet. Je sais juste taper un numéro et ouvrir le clapet pour répondre. C’était Jack, encore. Il m’a demandé comment j’allais. Il avait sa voix de prisonnier. Un timbre court et dur. Il m’a dit d’écouter, d’écouter et de me taire. De ne pas l’interrompre, jamais. J’ai continué de marcher. Puis je me suis arrêté. Je me suis assis sur un banc glacé. Jack parlait lentement. Il parlait facile pour son frérot français. En six ans, il avait appris à me connaître. Il m’a tout dit. Et d’abord que j’étais toujours le bienvenu à Belfast. Que cette ville était la mienne, comme toujours. Que j’y avais des amis et que lui en était et en serait toujours. Il m’a dit que son père avait trahi. Qu’on n’en savait pas plus. Il s’était rendu à Sinn Féin en disant qu’il avait des problèmes. Le parti républicain lui avait fait passer la frontière pour tenir une conférence de presse dans un hôtel de Dublin. Jack a dit que son père avait avoué publiquement. Il trahissait depuis 25 ans. C’était un agent britannique. Il était régulièrement payé. Il n’en a pas dit plus. Après la conférence de presse, Tyrone Meehan avait été emmené par l'IRA pour être interrogé. Sheila et Jack ont reçu l’assurance qu’il leur serait rendu après. Les Britanniques ont proposé à Tyrone de refaire sa vie, mais il a refusé. Il ne voulait ni faux nom ni exil. Il a demandé à rester en Irlande. Voilà. Sheila était comme morte. Jack attendait que son père revienne pour comprendre. Leur quartier était partagé entre hostilité et compassion. En quelques heures, Tyrone était devenu « ce salaud de Meehan ». Des gars crachaient son nom par terre en sortant du Thomas Ashe. C’était ça. C’était comme ça. Jack a dit que c’était tout. Qu’avant de lui en vouloir, il fallait attendre de savoir. Que c’était son père. Que c’était mon ami. Et que c’était un traître aussi. Puis il a raccroché.
Je suis retourné à l’atelier à pied. J’étais en hiver. J’ai décidé de ne pas aller chez moi, mais de dormir dans la chambre où Tyrone dormait. La cache était minuscule. Un lit étroit, une table, une chaise, une étagère vide et un tapis. J’ai allumé le chauffage électrique et ouvert le vasistas. Il n’y avait plus trace de rien. Le lavabo était couvert de poussière. Une couverture, pliée au pied du lit. Je me suis allongé, habillé, les mains le long du corps. J’ai éteint la lampe de chevet. J’ai regardé l’étoile fluorescente que le gars roux avait collée au plafond. J’ai pensé à sa démarche de genou brisé. À John McAnulty et sa barbe blanche. À Mary et son écharpe. À Paddy, qui imitait le violon en faisant un drôle de bruit de gorge. Aux deux gars tatoués qui défiaient les habitués au flipper en proposant une bière en enjeu.
— Promets-moi de laisser tomber tout ça, m’avait conseillé Tyrone.
Je le revois. Dans le local glacé, derrière le bar, tandis que la salle l’ovationnait encore. Il m’avait demandé à qui j’avais donné ma clef. J’avais refusé de répondre. Il savait, pour Paddy. C’est chez lui qu’il avait récupéré mon trousseau. Pendant deux ans, il ne m’avait jamais reparlé de ça. A l’hiver 1981, il a recommencé. Il voulait savoir qui étaient les autres, tous ceux que j’avais hébergés. Il m’a dit que c’était pour ma propre sécurité. Il m’a emmené en voiture dans Belfast. Il était tendu. Cinq jours, nous avons cherché. Le roux qui boitait buvait une bière à la porte du Beehive, un pub de Falls Road.