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— Tu l’as vu ? j’ai demandé.

Elle a fait couler de l’eau dans l’évier. Jack s’est assis dans le fauteuil de son père pour remettre ses chaussures.

— Je l’ai vu. Il va bien, a répondu Sheila.

— Tu vas le revoir ?

— Je vais le revoir.

Voilà. C’était tout. J’ai aidé à desservir la table basse. Sheila était fatiguée. Jack ressortait. Comme beaucoup d’anciens soldats républicains, il était devenu portier de sécurité pour un bar du quartier. Il devait rentrer tard. Depuis son retour de prison, je dormais dans le salon. Il m’a demandé si je voulais sa chambre. J’ai refusé. Il a ouvert le canapé, m’a tendu un drap du dessous et une couverture. Il m’a dit qu’il était content que je sois là. Que nous aurions le temps de parler demain. Puis il m’a enlacé en me remerciant d’être venu.

*

— Sais-tu tenir un secret ? m’a un jour demandé Tyrone Meehan.

Nous étions à la fin de l’été 1983. Quelques jours plus tôt, l’IRA avait fait un carnage. Une unité rurale devait piéger un hôtel en pleine campagne. Trois combattants avaient déposé des explosifs sur le rebord extérieur des fenêtres et deux autres attendaient à quelques kilomètres de là, en lisière de village, pour donner l’alerte à la police et à une organisation caritative. C’était la méthode, alors. Par deux fois, à Belfast, les autorités britanniques avaient tardé à répercuter l’avertissement des clandestins. Il y avait eu des morts. Depuis, l’IRA prévenait un acteur neutre, Ordre de Saint-André ou Bons Samaritains, qui pouvaient témoigner de l’heure de l’ultimatum. Les explosifs avaient été réglés sur 45 minutes. Le temps pour les Forces de sécurité d’intervenir et d’évacuer la zone. Une minute après la mise en place, un soldat de l’IRA entrait dans la cabine publique. Le fil torsadé pendait, combiné arraché. Le téléphone avait été vandalisé dans la nuit. Les deux républicains sont montés en voiture. Ils ont filé vers le village à la recherche d’un pub, puis d’une cabine. La première était occupée. Une femme qui riait. Dans le deuxième pub, le téléphone était posé sur le comptoir. C’est au troisième qu’ils ont passé l’appel, debout, au milieu de la salle et des joueurs de snooker. Il ne restait que 7 minutes. La police et les soldats sont arrivés au moment des explosions. La région était unioniste, mais quelques vieilles catholiques avaient fait le déplacement. C’était un concours félin. Il y eut vingt-quatre victimes. Neuf femmes et quinze chats. Le lendemain, un corps carbonisé avait été reproduit en affiche avec le mot « assassins » en lettres noires. Par son canal officiel, signé « P. O’Neil. Dublin », l'IRA s’était expliquée. Puis avait présenté ses excuses aux familles des victimes. Dans la presse, sur les radios, à la télévision, partout les mêmes images et les mêmes mots. Désormais, l’IRA tuait les petites gens. L’IRA. s’en prenait aux vieux, aux chats, à tout être vivant. Je trouvais cela injuste et dégueulasse. J’avais été bouleversé par la nouvelle et dégoûté par les affiches. Si cette cabine téléphonique avait été en état de marche, l’hôtel sautait. Aucune victime. Et voilà tout. Trois lignes dans le Belfast Telegraph et pas un mot dans la presse parisienne. Rien de plus que les attentats contre l’hôtel Europa ou les grands magasins des centres-ville. La guerre économique, comme partout en Irlande du Nord, et voilà tout.

— L’IRA s’est excusée. Elle s’est expliquée. Qu’est-ce qu’elle pouvait faire de plus ? j’ai demandé à Tyrone.

— Peut-être ne pas poser ces bombes, m’a-t-il répondu.

J’ai dit qu’ils n’y pouvaient rien. Que sans cette cabine hors d’usage, il n’y aurait eu aucune victime.

— Sans la bombe non plus, a répondu mon traître.

Alors j’ai parlé de guerre propre. Je ne sais pas pourquoi. J’ai toujours eu ce mot aux lèvres en évoquant la lutte menée par les républicains irlandais. Guerre propre. Une guerre propre. Une guerre menée non pas au nom d’une religion comme les antipapistes d’en face, non pas au nom d’une domination, comme ceux d’en face encore, mais au nom de la liberté, de la démocratie, de l’égalité. Une guerre où l’ennemi est le soldat, pas le civil. Une guerre où lorsqu’on s’en prend à un lieu public, on laisse suffisamment de temps pour qu’il n’y ait aucune victime. Oui, une guerre où l’on se soucie des victimes. Tyrone me regardait. Je me souviens comment. Il fumait, casquette sur la tête. Il était dans un coin de la pièce. Sheila était sortie. Il y avait lui, moi, et Jack dans son cadre doré. Tyrone a parlé. Il a parlé des attentats de Birmingham, de Manchester, de toutes ces bombes posées sans avertissement au milieu de la foule anglaise. J’ai dit que c’était du passé, que c’était il y a longtemps, que l'IRA avait changé, qu’elle menait une guerre propre. Moi, Antoine, Tony, luthier parisien, j’expliquais à Tyrone Meehan quelle guerre se menait sous ses ordres dans son propre pays.

— Sais-tu tenir un secret ? m’a alors dit Tyrone Meehan.

Il a écrasé sa cigarette et m’a regardé en face. Il avait un autre regard que devant son lac noir, juste avant ma casquette. Il m’a dit qu’il n’y avait pas de guerre propre. Que je ne savais rien de la guerre. Rien. Il m’a dit que l'IRA tuait parce qu’il le fallait. Qu’elle continuerait à le faire tant qu’il le faudrait. Il m’a demandé ce que je savais des ordres de l'IRA. De sa stratégie. Il m’a dit que, si seize enfants catholiques étaient tués demain par les troupes britanniques dans le ghetto d’Ardoyne, pourquoi pas une bombe en réplique dans une école à Londres ? Hein ? Pourquoi pas ? Et sans aucun avertissement, exprès, pour un maximum de victimes. Qu’est-ce que je connaissais de tout cela ? Il m’a demandé si je savais que lui-même, Tyrone Meehan, était prêt à ce geste de mort si l’ordre lui en était donné ? Est-ce que je savais qu’il le ferait, lui-même, en récitant les noms des seize enfants tombés ? Est-ce que je me doutais seulement de cette violence ? Alors non. S’il te plaît, m’a-t-il dit. La guerre est sale. Sale. Ne parle jamais de guerre propre. N’en parle jamais, ni ici ni nulle part ailleurs, parce que demain peut-être, nous te ferons mentir. J’ai regardé Tyrone. Il a allumé une cigarette et m’a fait un signe de l’œil. Son regard d’ami. Et puis il s’est tourné vers la fenêtre en observant la pluie. Cela faisait deux ans qu’il trahissait les siens.

*

Jack est rentré au milieu de la nuit, après avoir gardé la porte de son pub. Il a heurté la table basse en jurant. Il était ivre. J’ai entendu le fauteuil craquer. Il s’est assis, les coudes sur les genoux et la tête dans les mains.

— Tu dors, Tony ?

Je n’ai pas répondu. Je l’ai regardé entre mes cils. Il avait gardé son blouson. Sa cravate noire était desserrée. Sa chemise blanche, sortie du pantalon.

— Je sais que tu ne dors pas.

Il a massé ses joues avec ses paumes. Je n’osais pas bouger. Il a allumé une cigarette. Il a toussé un peu. Chanté trois notes de Piaf.

— No, rwien dé rwien…

Il m’a demandé quel était son nom, déjà, à cette chanteuse française. Il a écrasé sa cigarette. Il m’a dit qu’il savait que je l’écoutais. Il a jeté sa tête en arrière. Il m’a dit qu’il avait un travail de merde, une vie de merde, un père de merde. Il a dit que le cessez-le-feu n’avait mené à rien. Il a dit qu’il était toujours aussi pauvre, toujours aussi catholique et toujours aussi seul. Il a dit que sa mère pleurait la nuit, le matin, le soir. Il m’a dit que, pendant trois jours, le laitier avait oublié leur porte. Il m’a dit qu’on le regardait comme on regarde un rat. Il m’a dit que ses seuls amis étaient ceux de la prison. Trois gars qu’il me présenterait un jour. Il m’a dit qu’à sa sortie il n’avait plus reconnu personne. Il m’a dit que les prisonniers avaient été oubliés. Il m’a dit que depuis la paix, le parti républicain évitait les anciens détenus. Il m’a dit que lui et ses camarades de captivité n’étaient pas assez instruits, pas assez bien, trop frustes, trop tatoués, trop barbelés pour le nouveau monde. Il m’a cité des noms que je ne connaissais pas. Des élus Sinn Féin d’Irlande du Nord, du Sud, des gamins sans passé, des gamines sans souffrance, des qui font jolis sur les affiches, des rassurants pour tous, des sortis d’on ne sait où, qui savent tenir une conversation, pas un fusil. Il m’a dit qu’il était en colère. Il m’a dit qu’il se sentait trahi. Pas par son père le traître, mais par la vie qui va. Il m’a dit que tout allait trop vite. Il m’a dit qu’il n’avait plus de repère. Il m’a dit que la guerre était simple, du noir, du blanc, un ciment de souffrance. Il m’a dit que la paix était trop chère pour les pauvres gens. Il m’a dit que hier il était lieutenant de l’IRA. Il m’a dit qu’aujourd’hui, il était un chômeur de plus. Il m’a dit qu’il n’y avait plus rien de socialiste dans tout cela. Que James Connolly, mon bel homme à col rond, s’était bien fait rouler lui aussi. Il a parlé, parlé, parlé. Il a dit que ce matin, à Ballymena, un écolier catholique qui revenait d’acheter une pizza, avait été lynché à mort et en pleine rue par des gamins protestants de son âge. Il a dit que jamais, jamais, jamais les unionistes et les loyalistes ne voudraient partager le pouvoir avec les catholiques. Il a dit qu’il ne fallait pas confondre la paix et le processus de paix. Il a dit qu’il n’y aurait jamais de paix sans justice. Il a répété des slogans de murs. Il a chanté trois mots de Piaf. Il a frotté sa barbe de fatigue. Il a dit qu’il ne m’avait rien dit. Il s’est excusé de tout cela. Il a dit qu’il avait confiance quand même. Il m’a demandé de dormir. Il a dit qu’il avait un peu bu. Qu’il était triste. Que c’était l’épuisement, la déception et la colère. Il a dit que je devais voir Tyrone. Qu’il le fallait. Pas pour le croire, mais pour le voir. Il m’a dit qu’il n’avait plus de père non plus. Que lui aussi avait été tué par les Britanniques. Pas avec une balle, mais avec de l’argent. Il m’a dit qu’il faudrait faire mon deuil de lui. Il a fredonné « No rigrette rwien ». Il s’est levé du fauteuil en soufflant. Il est monté à l’étage, dans sa chambre d’enfant. Dans ma chambre, du temps où il était soldat.