Le silence
Sheila conduisait lentement. Nous avions passé la frontière à Strabane et roulions vers Donegal. Quelle frontière, d’ailleurs ? Durant la guerre, les petites routes étaient barrées par l’armée britannique. Les soldats venaient la nuit, avec des camions, des bulldozers, et déversaient d’énormes blocs de pierre sur la chaussée. Au matin, les habitants des villages tentaient de dégager la voie. Des affrontements avaient lieu partout. Pour les Britanniques, il était militairement plus efficace de contrôler les grands axes et de fermer les dizaines de chemins de traverse. Leurs miradors de surveillance, leurs hélicoptères, leurs patrouilles, leurs blindés rendaient difficiles les déplacements frontaliers de l’IRA. Depuis le processus de paix, tout cela a disparu. Les tours de surveillance ont été presque toutes démontées. Les patrouilles n’existent plus. Il n’y a plus de rochers sur les routes de campagne, plus de contrôles policiers, plus de frontière, plus rien. Juste, on remarque soudain que les plaques d’imma triculation ont changé et que les kilomètres ont remplacé les miles sur les panneaux routiers.
Nous étions le mardi 2 janvier 2007. Vent de givre. Il avait neigé dans la nuit mais au matin, le blanc avait disparu. Sheila m’avait dit que nous partirions tôt. Jack était à Dublin. J’ai dormi dans sa chambre. J’ai été réveillé par des coups griffés contre ma porte. Le thé était prêt et aussi quelques toasts. Sheila ne disait rien. Elle faisait ce que son mari voulait, c’est tout. Elle n’était pas d’accord.
— Une folie, a-t-elle soupiré lorsque Tyrone a demandé à me voir.
Il avait fait passer un message par le père Byrne, un vieil abbé de Donegal qui connaissait Tyrone depuis l’enfance. Une phrase simple, courte, répétée mot à mot à Sheila par le curé.
— Si le Français le veut, il est le bienvenu.
Byrne voulait me voir. Nous nous sommes rencontrés le jour même dans Divis Street, à la cathédrale Saint-Pierre. Il m’a demandé si j’étais catholique.
— Un peu, j’ai répondu.
Il a ri. Il a dit qu’ici être un peu catholique c’était déjà beaucoup. Il m’a emmené au premier rang du chœur. C’était l’après-midi. Il s’est agenouillé. Je l’ai suivi. Il m’a dit que nous allions prier pour Tyrone Meehan. Il a fermé les yeux, baissé la tête. Nous étions presque seuls. Quelques vieilles femmes, seulement, qui toutes semblaient dormir.
— Si tu veux rencontrer Tyrone, tu es le bienvenu, m’a dit le curé.
Je l’ai regardé. Il priait toujours. Il avait murmuré cela entre deux mots sacrés. Sa voix était étrange, à la fois métallique et grave. Une voix d’homme sans regret.
Tyrone Meehan savait que j’étais à Belfast. Sheila l’avait vu après son interrogatoire par l’IRA. Il avait demandé de ses nouvelles, des nouvelles de Jack. Il voulait aussi savoir comment j’allais. Quand Sheila lui a expliqué ce qui se disait de lui dans la rue, Tyrone l’a fait taire d’un doigt posé sur ses lèvres. Sheila m’a raconté cela dans la voiture, tandis que nous roulions. Elle parlait à mots fatigués. Elle répondait à mes questions en regardant la route. Je lui ai demandé ce que Tyrone voulait savoir de moi lorsqu’elle l’avait vu. Ce que je pensais de sa trahison ? Ce que j’en disais aux autres ? Sheila a secoué la tête. Non. Il voulait savoir si j’allais bien. Ce que je devenais depuis cinq mois. Je ne l’avais pas vu depuis le 10 juillet 2006. Nous nous étions quittés en été et nous voici lui et moi en hiver.
*
— Tu aimerais voir le Kesh ? m’avait-il proposé en juillet dernier.
Le camp où sont morts Bobby Sands et ses camarades allait être détruit. Une commission avait décidé que la prison serait rasée et remplacée par un stade, un complexe hôtelier, un cinéma multiplexe et des commerces. Les républicains s’étaient battus pour préserver la mémoire du site. Ils avaient échoué. Les autorités britanniques ont refusé le sanctuaire mais accepté que demeurent quelques traces, comme l’hôpital où sont morts les grévistes. En attendant les premières pelleteuses, chaque jour, d’anciens prisonniers, leurs familles et leurs amis sont revenus au camp. Ils voulaient revoir, montrer, raconter. Le Mouvement républicain établissait les listes de visiteurs. L’administration pénitentiaire organisait la visite.
Je n’étais jamais venu à Long Kesh. Juste une fois. J’avais accompagné Sheila pour visiter Jack, mais j’étais resté dans la voiture, sur le parking. J’avais accepté l’invitation de Tyrone. Nous étions neuf dans un minibus. Mon traître, trois anciens prisonniers, leurs femmes, un enfant et moi. La responsable de l’Office britannique pour l’Irlande du Nord nous a reçus en souriant. Elle a demandé s’il y avait d’anciens résidents parmi nous. Les hommes ont levé la main. Elle leur a souhaité la bienvenue. Puis nous avons marché. Au milieu du silence, des enclos barbelés, des lourdes portes, des hauts murs, des grilles, des miradors pour rien, des tôles déchirées et des herbes en désordre. Nous avons marché une heure. Le ciel était lourd de pluie. Dans les cellules désertes, les hommes se taisaient. Dans les couloirs, ils se taisaient aussi. Il y avait encore des couvertures sur les lits, des rideaux jetés bas, des cendriers ronds en carton argenté. Il y avait les tinettes sur les armoires, des serviettes de papier terni sur les étagères. En sortant du bloc H4, les prisonniers d’hier ont retrouvé leur petite aire de jeu. Une cour carrée, grillagée, avec un panier de basket et des traces de buts peints sur le sol. Le temps d’une cigarette, Tyrone et les trois autres ont repris place. Dos à la grille, jambe pliée, regard captif. L’un d’eux s’est assis sur une marche, dans son angle à lui, passant et repassant son doigt sur une blessure de pierre qu’il avait creusée. Un autre s’est accroupi sous un auvent, nuque calée contre un rebord. Il m’a souri. Il m’a dit qu’il avait passé 18 ans à cette place-là, assis sur ses talons et le regard au ciel. Il parlait souffle court. Il toussait beaucoup. Il était élégant et fragile. Il était en grève de la faim lorsque le mouvement de 1981 a cessé. Il a gardé en lui le manque et la souffrance.
Je suivais Tyrone. Il ne me disait rien, ne me regardait pas. J’étais comme en trop. Il observait le ciel barbelé. Il effleurait des doigts une porte de cellule. Il posait sa paume sur un matelas taché. Comme les autres, c’était la première fois qu’il revenait ici. Je ne le quittais pas. Il semblait infiniment triste et vieux. Lorsque nous sommes entrés dans l’hôpital, il a porté la main à sa poitrine.
— La cellule de Bobby Sands est la numéro 8, a murmuré la fonctionnaire qui nous accompagnait.
Et puis elle est sortie pour nous laisser seuls.
Je suis entré le premier. La pièce était minuscule, les murs sales, la peinture malade. Devant la fenêtre, il y avait un sommier de fer, étroit et fatigué. Voilà. C’était là. Je me suis assis sur le lit. J’ai écouté les pas des autres dans le couloir. J’ai fermé les yeux, mains posées sur les ressorts glacés. J’ai revu le visage de Bobby Sands. Son sourire à l’infini. J’ai senti une douleur dans mon ventre, une barre qui sciait ma poitrine, un violent mal de tête. Je crois que j’ai cessé de respirer. Tyrone Meehan est entré à son tour. Je me suis levé. Il a enlevé sa casquette et s’est adossé au mur. Puis il m’a regardé. Je tremblais. Il m’a demandé de le laisser seul. Il me l’a demandé tête basse et le regard fermé. J’ai été surpris. Je suis sorti de la cellule, de l’hôpital. J’avais les larmes aux yeux. J’ai attendu dehors. Il pleuvait. C’était le temps qu’il fallait. Je respirais vite. La tête me tournait. Je me sentais fragile, seul, loin de tout. Je rêvais de mon coin de rue parisien, de mon atelier, de l’odeur du vernis, du sandwich de midi avec des cornichons. Je crois que j’avais peur.