— Tu es là pour longtemps ?
— Pardon ?
— Je demande si tu es là pour longtemps. L’accent de Belfast. Cet incompréhensible, cet impossible des premiers contacts, quand « deux » ne se prononce pas « tou » mais « toïye », lorsqu’une maison est une « haoïse », que « petit » se dit « wee », que « oui » se prononce « haïe », et au revoir « cherioo ».
— Are yee hir feur loooong ?
— Juste quelques jours. Je suis venu pour Pâques.
— Pâques, a répété mon traître.
Déjà, il avait levé la main pour ailleurs. Un homme, à une table, qui venait de crier son prénom.
— Tyrone !
Mon traître est parti comme ça, sans un mot. Il a traversé la salle bras levé, pour étreindre celui qui le saluait.
Jim m’attendait, assis sur un coin de table. Cathy finissait un verre qui n’était pas le sien. J’ai baissé les yeux sur mes chaussures. J’avais un lacet défait et des brillances négligées.
— Il est temps maintenant, mesdames messieurs ! criaient les serveurs, empilant les verres vides le long de leur bras jusqu’au-dessus de leur tête.
— Tu étais avec Tyrone Meehan ?
— C’est qui ?
Je m’étais fait à l’accent de Jim, et aussi à celui de Cathy. Je ne sais pas pourquoi. Ils avaient quelque chose de plus lent dans la parole. Comme un effort pour moi. Lorsque Jim s’adressait à moi, je comprenais presque tout. Pas tout, mais presque. Je restais le regard à ses lèvres, essayant de traduire, même si certains mots quand même, partaient devant, derrière, se perdaient en chemin.
— Tu n’as jamais entendu parler de Tyrone Meehan ?
A cet instant, par la voix de Jim, les yeux de Jim, sa bouche qui disait le respect de ce nom prononcé, j’ai su que mon traître était de ceux que célèbrent les chansons rebelles. Il s’appelait Tyrone Meehan. Tyrone Meehan, qui m’a expliqué que, pour pisser en homme, il fallait accepter de se montrer en homme. Éloigné de la rigole, le regard ailleurs, la main en paravent, cigarette oubliée au coin des lèvres.
Ce soir-là, Jim, Cathy et moi sommes rentrés à pied. Nous avons remonté Falls Road désert, brumeux, et pluvieux aussi. Comme j’aime imaginer cet instant lorsque je suis à Paris, penché sur un violon, et que je regarde les ombres de ma rue. Nous avons croisé deux blindés britanniques, et une patrouille à pied. Quatre soldats ouvraient la marche, visage passé au noir, treillis camouflés, casques, fusils pointés droit devant sur la nuit, et deux autres marchaient derrière, à reculons, s’agenouillant en position de tir au passage des voix irlandaises. Dans les rues, derrière les haies, partout les chiens aboyaient. D’une fenêtre, un gars a hurlé quelque chose que je n’ai pas compris. Une fille chantait mal, quelque part, loin devant. Les Britanniques venaient vers nous. A leur approche, Jim m’a pris par le bras pour traverser la rue. Rien d’ostensible. Juste une pression des doigts sur ma manche. Un soir, il m’avait expliqué que l’Armée républicaine irlandaise était là, partout, qui veillait sous son ciel. Si cette patrouille était attaquée, il ne fallait pas qu’un Jim, qu’une Cathy ou qu’un Antoine de Paris titubent entre le tireur et sa cible. L’IRA demandait donc à sa population de changer de trottoir à l’approche des soldats ennemis. On raconte qu’après la mort d’un enfant, heurté par un blindé devant sa maison, les habitants de sa rue avaient repeint leurs façades. Toutes les façades, barbouillées de blanc en une soirée, du sol à hauteur d’homme. Le lendemain, la ruelle était parcourue d’un long ruban clair, peint sur deux mètres de haut. C’était en mai. Deux nuits plus tard, un parachutiste écossais a été abattu d’une seule balle dans la gorge par un tireur de toit. C’est en fouillant une à une les maisons basses et en interrogeant rudement la population que les soldats ont compris. Dans cette rue aux réverbères brisés, il fallait que les intrus se détachent du sombre. Il ne fallait pas les prendre pour un passant, pour un voisin pressé, il ne fallait pas les confondre avec la noirceur des briques. Il fallait qu’ils soient visibles, qu’ils se détachent, que tout ce blanc les cerne et les offre au fusil. Les soldats britanniques devenaient ainsi ombres, et donc cibles, et donc morts. Les habitants avaient repeint en blanc les murs de leur rue, pour qu’aucun ennemi n’en réchappe.
— Je ne t’ai jamais présenté Tyrone ?
J’ai dit non. Je regardais les soldats nous regarder. Ils étaient jeunes. Ils étaient tendus. Ils marchaient sans un mot. Quelque chose crachotait dans une radio cachée. Jim chancelait. Cathy remettait sa chaussure. Tout était silence, le club était loin, les fenêtres désertes. Sur l’avenue, les derniers taxis noirs passaient lentement. Quelques cris ici, là, encore des clameurs d’ivresse. Le vent. Une mouette venue du port. L’orangé des lampadaires. Les papiers gras de frites et de poisson roulaient sur le trottoir. L’hélicoptère. Toujours il nous suivait, partout, lointain, avec son bruit de pales sèches et le blanc lumineux de son faisceau. Il ne nous suivait pas nous, pas forcément. Mais aussi nous, forcément. Et peut-être aussi moi, le Français qui marchait avec Jim, Cathy, et qui venait de rencontrer l’immense Tyrone Meehan.
Nous sommes entrés dans le salon. Jim s’est assis dans son fauteuil. Un reste de tourbe et de charbon fumait dans la cheminée. Juste un reste. De ces belles flambées qu’on retrouve grises en revenant de pluie. Dans la pièce, il faisait humide et froid. J’ai toujours connu cette maison comme ça, avec le papier peint qui cloque, l’eau en rigoles dans la salle de bains, les larges fissures au plafond et la vitre de ma chambre remplacée par du carton. C’était une maison simple, une maison ouvrière, de briques sales et d’ardoises sur le toit, collée à une maison identique, et à une autre, et à une autre, et à une autre encore, alignement infini, sinueux, catholique et triste. Sur le trottoir d’en face, c’étaient encore les mêmes, et les mêmes dans l’impasse à côté, et dans la ruelle derrière, dans toutes les rues autour. Chez Jim et Cathy, c’était comme chez les autres. Une porte donnait sur la rue, une deuxième porte, vitrée, s’ouvrait sur le salon et l’escalier qui menait à l’étage. Le séjour était étroit. Une télévision sur une table basse, un canapé en toile, un fauteuil et un buffet. Au mur, il y avait une photo du pape Paul VI dans un cadre doré, un dessin représentant Jésus et une affiche des toits de Paris, qu’ils avaient ramenée de voyage de noces. Derrière le salon, une cuisine minuscule. Juste un évier, un réfrigérateur et une gazinière. Pas de table. Chez Jim et Cathy, on posait son assiette sur les genoux. Une porte donnait sur le jardin, une friche minuscule, fermée par une clôture de bois coiffée de barbelés. Les toilettes étaient là. Une cabane, un trou dans une cuve de ciment et une pelle pour étendre la chaux. A l’étage, il y avait deux chambres. La leur et la mienne, quand je venais. Depuis la mort de Denis, leur fils, ils n’avaient rien changé. Je dormais dans son petit lit. Ses dessins jaunissaient sur les murs. Sa photo était partout. Il avait été tué par une balle plastique en 1974. Il avait 12 ans. Depuis, Jim et Cathy vivaient seuls. D’abord, ils n’ont plus voulu d’enfant. Et puis ils ont essayé. Longtemps. Et ils ont renoncé. Cathy a fait des examens, Jim a refusé. Il a dit qu’ils avaient eu trop de peine, que son désir d’amour était enterré avec Denis.
J’avais enfilé un vieux pull sur le mien. Je frottais mes mains pour rien au-dessus de l’âtre mort. Jim avait gardé sa veste. Lorsqu’il fait très froid, il lui arrive même de remettre son manteau à la maison. Il a appuyé sur la télécommande de la télévision. Cathy a fait du thé. Je déteste le thé. Je n’ai jamais compris le thé. Chaque fois, partout, dès que je passe une porte de ce pays, une femme me tend une tasse de thé. J’ai donc bu le thé de Cathy. Je l’ai regardée s’envelopper dans un grand plaid brun. J’ai regardé les images qui scintillaient l’écran et la Vierge en plastique qui clignotait à notre fenêtre.