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— Tu peux t’asseoir, a dit mon traître.

J’ai tiré une chaise et me suis attablé. Toujours ce silence, le simple bruit des choses. Après le craquement de nos pas, celui du bois humide qui claque dans le brasier. Tyrone a enlevé sa casquette, il l’a frappée contre sa cuisse et enfouie dans la poche arrière de son pantalon. J’avais froid. Le même froid que dans mon atelier, lorsque j’ai appris sa traîtrise. Je respirais mal. Je regardais la buée qui trahissait mon souffle.

— Tu veux savoir quoi, Tony ? a demandé mon traître.

Je me suis penché en avant, j’ai placé mes mains entre mes cuisses. Ce moment-là aussi, je l’ai pleuré cent fois. Lorsque je marchais dans Paris, tremblant dans mon atelier, gisant, fiévreux, tombé comme on meurt sur le lit de la cache. Je me disais que, quand je serais en face de lui, je le regarderais. Il serait tête basse et les mains lasses. Et je lui demanderais. Pourquoi ? D’abord. Pourquoi as-tu fait ça, Tyrone Meehan ? Pourquoi fait-on ça, Tyrone Meehan ? Qu’est-ce qui se brise en nous ? Dis-le-moi, Tyrone Meehan. Il vient d’où, ce poison ? De la tête ? Du cœur ? Du ventre ? C’est une bataille ou un renoncement ? C’est quoi, trahir, Tyrone Meehan ? Ça fait mal ? Ça fait du bien ? Ça pourrait arriver à n’importe qui ? A toi comme à moi, Tyrone ? Je me souviens d’un con, un salaud, un rien du tout, un parleur de bout de table en fin de repas parisien. Il avait bu. Je ne sais plus quelle était notre conversation. Il a prétendu qu’il ne parlerait jamais sous la torture. Jamais. Il a dit qu’il le savait, qu’il le sentait en lui, qu’il était de cette race d’hommes. Sa femme a mis la main sur la sienne. Elle lui a souri. Elle était fière. J’avais bu aussi. J’ai pris un couteau, je me suis levé en proposant d’essayer. Il a dit que j’étais fou. J’ai hurlé. J’ai jeté le couteau par terre et je suis parti. C’est ça, Tyrone ? C’est comme ça ? On croit qu’on va tenir, on le dit, on vit avec cette certitude et quelque chose arrive à l’âme qui est plus fort que tout ? Et après ? Comment fait-on après, lorsqu’on est traître, pour effleurer la peau des autres ? Celle de ta femme, de ton fils, de tes amis, de tes camarades, des vieilles dames qui t’applaudissent sous la pluie quand tu honores la République. On fait comment pour embrasser la joue d’un trahi ? Ça fait quoi, Tyrone Meehan, de tenir une épaule devant un lac noir, de serrer la main que l’on trompe, de vendre l’amitié, l’amour, l’espoir et le respect ? Ça fait quoi, Tyrone, de te retrouver face à ton luthier parisien ?

— Tu veux savoir quoi ? Je t’écoute, fils.

— Rien, j’ai dit.

J’ai dit « rien » et j’ai baissé la tête. J’ai regardé la porte. J’ai regretté tout ce temps offert par Sheila. Le feu bataillait avec l’humidité. La fumée était lourde et blanche. Une fois encore, Tyrone a jeté du branchage. Puis il est allé au buffet. Il a sorti deux gobelets. Il a fait chauffer de l’eau sur le réchaud à un feu.

— Du lait ?

— Non, merci.

Il ne me regardait pas. Il marchait lourdement dans la pièce. Il allait. Il faisait ce qu’il devait sans souci pour moi. Il s’est assis. Lui, moi, face à face, nos deux gobelets brûlants. J’avais croisé mes mains sur le métal. Il a porté le thé à ses lèvres. Il me regardait. Il m’a dit : – Tu veux savoir si des hommes sont morts par ma faute ?

— Non !

J’ai crié. J’ai levé une main. Si brutalement que j’ai renversé mon thé sur la table. J’ai levé la main, paume ouverte, doigts écartés. Je l’ai levée devant lui pour qu’il se taise.

— Tu ne veux pas savoir ?

Je n’ai pas répondu. J’ai bu mon fond de thé. Il s’est levé pour aller chercher une éponge et des biscuits au citron.

— Tu ne veux pas savoir ?

— Je ne sais pas.

— Tu ne sais pas ?

Je ne savais pas. Je ne savais plus rien. Je me demandais pourquoi j’étais venu jusque-là.

— Pourquoi es-tu venu ?

— Je ne sais pas.

— Tu ne sais pas.

Tyrone Meehan a soupiré. J’ai haussé les épaules. Rien ne se passait comme je l’avais imaginé. C’était lui qui parlait, lui qui posait les questions et moi qui me taisais. Le silence, c’était moi. La gêne, c’était moi. C’est moi qui me sentais coupable et sale.

— Tu sais que tu ne pourras plus revenir en Irlande ?

J’ai regardé mon traître. LTRA me l’avait dit. Je n’étais ni triste ni inquiet ni rien. C’était comme ça.

— Je sais.

Comment lui dire que peu importait. Que c’était lui, l’Irlande. Jim et lui, la seule Irlande que j’aie jamais connue. Comment lui dire que déjà, je n’y avais plus ma place. J’ai regardé la pièce sombre, avec le jour qui peinait. J’ai regardé la table, nos thés, nos mains. J’ai frissonné. Je pensais qu’elle était là, mon Irlande. Dans cette promesse d’obscurité, ces murs tout fatigués d’humide, dans ce sol de terre brute, ces pauvres meubles, ces bougies, ce seau d’eau pour le puits. Mon Irlande avait suivi mon traître. Il l’avait capturée, emmenée avec lui en exil.

— Et notre amitié ?

Ma question était venue de gorge. Elle était prête depuis le premier jour. Un traître est-il traître tout le temps ? La nuit ? Le jour ? Et quand il mange ? Quand il rit ? Quand il cligne de l’œil en faisant son vieux geste d’ami ? Quand il vous apprend à pisser ? Il est traître, quand il cligne de l’œil ? On est traître aussi quand on respire ? Lorsqu’on regarde un soleil couchant ? Lorsqu’on passe la porte d’une église ? Lorsqu’on salue quelqu’un dans la rue ? Lorsqu’on dit qu’il va pleuvoir en regardant le ciel ? On est traître quand on remonte le col de sa veste pour avoir moins froid ?

— Quoi, notre amitié ?

— Elle était vraie ?

— Je ne comprends pas ta question.

Tyrone s’est relevé pour nourrir le feu. Il était de dos. Il s’est retourné, tisonnier en main.

— Tu me demandes si je suis ton ami ? J’ai hoché la tête. Il est revenu à la table.

— C’est pour ça que tu as fait tout ce chemin, petit Français ?

J’ai murmuré que oui.

— Et tu crois quoi ?

Je l’ai regardé. Je n’ai pas aimé son sourire. Ni ses yeux. Il était là, tranquille, bras croisés au-dessus de la table. C’était à moi de m’expliquer. Il s’est soulevé, a enlevé sa casquette de sa poche et l’a remise sur sa tête.

— Regarde-moi, et dis-moi ce que tu crois.

— Je ne sais plus.

— Tu ne sais pas grand-chose, hein ?

J’ai levé les yeux vers lui. Son regard était brûlant.

— Je ne te dois rien, petit Français. Je ne dois rien à personne. J’ai merdé, fils. J’ai fait ce que j’ai fait et cela m’appartient.

Mon traître s’est levé. Il est allé à la fenêtre. Il a soulevé le rideau. Il devait voir un coin de forêt et le lacet de route.

— Je ne sais pas si tu as vu ce film, Le Mouchard, de John Ford ?

J’ai hoché la tête. Je regardais son dos.

— Tu te souviens de ce gars, Gypo Nolan ? C’est lui qui a vendu son copain Frankie McPhillip aux Anglais. J’ai beaucoup revu ce film. J’avais acheté la cassette à Dublin et je l’avais cachée dans un coussin du canapé. Je me la repassais souvent quand j’étais seul. Et tu sais quoi ? Pour moi, le moment le plus émouvant, c’est le visage de Nolan devant la publicité d’une compagnie maritime qui proposait l’Amérique pour 10 £. Tu te souviens de ça, petit Français ?

J’ai dit oui.

— Nolan, il était miséreux, il buvait. Son seul trésor s’appelait Katie, une pute de Dublin, seule et pauvre comme lui, qu’il voulait emmener rêver en Amérique. Tu te souviens ?

— Oui.

— Et les yeux de Nolan devant l’avis de recherche anglais, tu t’en souviens ? Sur l’affiche, il y avait le visage de McPhillip, son ami, et 20 £, écrit en gros. Juste ce qu’il fallait pour l’Amérique à deux.