Tyrone Meehan est revenu à table. J’ai sursauté aux trois coups de klaxon. Sheila était arrivée.
— Tu sais pourquoi je te raconte tout ça, fils ?
— Non.
— Parce que je ne juge pas Gypo Nolan. Je ne le juge pas parce que c’est moi, Gypo Nolan. C’est toi, Gypo Nolan, petit Français. On a tous un Gypo Nolan bien planqué dans nos ventres. Personne ne naît tout à fait salaud, petit Français. Le salaud, c’est parfois un gars formidable qui renonce. Et maintenant, il va falloir te battre contre Gypo Nolan, petit Français. Contre le tien, celui que tu nous caches. Autrement tu vas merder comme moi. Tu vas finir comme moi. Et tu vas mourir comme moi.
Mon traître m’a regardé. Il a souri de ma surprise.
— On ne t’a pas dit que j’allais mourir, fils ?
J’ai dit non du regard. Tyrone a haussé les épaules.
— Mon Dieu ! Tu ne sais vraiment rien de ce pays.
Sheila a klaxonné une fois encore. Tyrone Meehan s’est levé. Il est allé à la porte. Il lui a fait un geste las, sans sortir de la maison. Je me suis levé à mon tour. Mon traître s’est retourné. Lui presque dehors, moi encore dedans. Je rêvais qu’il me prenne par les épaules, comme il l’avait tant fait. Il est resté mains dans les poches. Son sourire était mort avec la porte ouverte.
— Tu ne m’as pas répondu, j’ai murmuré.
Il s’est retourné. Il m’a regardé sans que plus rien ne brille. Ensuite, il s’est effacé. Il m’a laissé la place. Il est resté sur sa marche de pierre, j’avais les pieds dans sa terre gelée. Enfin, il a ouvert les bras. La laine sentait l’humide. Nous sommes restés comme ça, un instant l’un pour l’autre. Et il m’a repoussé doucement.
— Je n’ai pas ta réponse, a dit mon traître.
Et puis il s’est retourné. Il est rentré chez son père, chez lui, chez plus rien. J’ai vu son dos voûté, ses cheveux blancs en désordre, sa casquette molle. J’ai vu ses bottes terreuses, son pantalon froissé. J’ai vu sa main d’adieu. Je n’ai plus vu ses yeux, jamais.
Interrogatoire de Tyrone Meehan par l’IRA
(20 décembre 2006)
— On arrête, Tyrone.
— Je suis libre de partir ?
— C’est ça.
— Mais je veux rester vivre en Irlande.
— Nous ne voulons pas le savoir.
— Veut-être, mais vous le savez. –– Et alors ?
— Je reste en Irlande et vous le savez. C’est tout.
— Ça ne nous concerne plus.
— Mais vous le savez.
— Et quoi ?
— Vous n’avez pas intérêt à ce qu’il m’arrive quelque chose.
— C’est exact.
— Et donc il ne m’arrivera rien.
— Ce n ’est plus notre problème.
— Ne déconne pas avec moi, Mike O’Doyle.
— Je ne déconne pas avec toi, Tyrone.
— Si l’IRA veut qu’il ne m’arrive rien, il ne m’arrivera rien.
— L’IRA ne veut rien.
— Cette phrase n’a pas de sens.
— Tu veux quoi, Meehan ? Une protection ?
(Silence)
— Tu es seul, Meehan. Une saloperie d’homme seul ! Sans communauté, sans respect, sans plus rien. Cela fait quatre jours qu’on t’interroge pour rien. Tu n’as même pas parlé pour te soulager, alors va-t’en ! Tu es libre, Meehan.
— Vous savez très bien où je vais vivre maintenant.
— Cela ne nous intéresse pas.
— Je retourne chez moi, à Killybegs dans le Donegal.
— Ta gueule, Meehan.
— Maintenant vous savez.
— On ne veut rien savoir.
— Chez moi, dans la maison de mon père.
— Terme-la, Meehan.
— Vous savez tout. Tout, vous savez ! Vous savez où je vais me cacher dès que j’aurai passé cette porte. Vous ne pouvez plus rien contre moi.
— On arrête là, Meehan.
— S’il m arrive quelque chose, tout le monde dira que c’est vous.
— Je te répète que tu es libre.
— Vos gars vont me buter ?
— Tu es libre, putain ! Lève-toi, maintenant.
— Réponds, Mike, au nom de mon père défunt.
— Laisse Pat’ Meehan en dehors de cette saloperie.
— Je ne vous parle pas à vous. Je parle à Mike O’Doyle.
— Laisse tomber, Meehan.
— Mike, dis-moi qu’il ne m arrivera rien.
— Ne vois personne, ne parle à personne et il ne t’arrivera rien.
— Dis-moi que ITRA ne fera rien contre moi.
— Elle ne fera rien, Meehan. Parce que tu n’es plus rien.
— Je peux partir ?
— Nous te le demandons.
— Il ne m arrivera rien ?
— Vois ça avec les autres.
— Quels autres ?
— Il n’y a pas que l’IRA, Meehan.
— Vous parlez de qui ?
— Tu es un traître. Ça fait du monde en face.
— C’est une menace ?
— Suffit. On arrête l’interrogatoire. – Répondez ! C’est une menace ?
— On arrête là, Meehan.
— Je fais quoi, maintenant ?
— Tu te débrouilles.
— Vous êtes responsables de ce qui va m arriver.
— Pourquoi ? Qui dit ça, Meehan ?
— Tout le monde ! Tout le monde dira que c’est l’IRA.
— Mets ton manteau.
— Mike ! Dis quelque chose, putain, Mike O’Doyle !
— Lève-toi, Meehan. Tu t’en vas.
— C’est mon arrêt de mort. Tu le sais, Mike.
— On arrête tout, bon Dieu ! Coupez cette saloperie de caméra.
Gypo Nolan
Gypo sort d’une ruelle de briques, de brumes et de papier gras, avec sa démarche lourde. Il allume une cigarette. Casquette immense, large et plate, veste trop juste, chemise sans col et gilet miséreux, il a noué un foulard autour de son cou. Il fait nuit. Là-bas, de l’autre côté de la rue, sur un trottoir, Katie vient d’enlever le châle qui enveloppait sa tête pour que le petit homme la voie. Elle avait dégrafé le premier bouton de son corsage. Elle porte une coiffure à plumes légères. Le petit homme s’approche. C’est un client. Il est d’un autre monde que celui de Katie. Manteau lourd, chapeau melon à ruban, gants clairs, col cassé, cravate de soie piquée d’une épingle. Il la regarde. Lui sourit en maître. Il gratte une allumette contre le lampadaire où elle s’adosse, aspire une bouffée de cigarette et souffle la fumée blanche au visage de la jeune femme. Gypo a vu la scène. Il s’arrête brusquement, bras écartés, bouche ouverte. Il plisse les paupières, tord sa bouche, jette sa cigarette par-dessus son épaule, se précipite puis soulève le client à deux mains, par la taille, bien haut, et le jette sur la rue.