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— Tyrone est mort, Antoine.

Je savais. Je le savais depuis toujours. Depuis le premier jour, je crois. J’ai eu peur pour lui au tout premier regard. Je le savais quand j’ai appris sa trahison. Il me l’avait dit. Tout le monde me l’avait dit. J’ai reposé le combiné du téléphone. Je ne ressentais rien. Nous étions le Vendredi saint, neuf ans après les accords qui ont mené au processus de paix. J’ai caché mon visage dans mes mains. Pas pour pleurer, juste pour un peu de sombre. J’ai cherché une image de lui. J’ai essayé la maison du Donegal. Son dos devant la cheminée, sa voix, le thé fumant, son regard, le poids de ses mains sur mes épaules. Mais rien. Le traître ne m’allait pas. Il me fallait quelque chose d’avant le mensonge. Une image de mon Tyrone intact. Penché sur l’établi, j’ai pressé mes yeux avec mes poings. J’étais au pied d’une estrade, bras passé autour d’un poteau de bois. Je regardais Tyrone, la poignée d’Irlandais, Tyrone, la petite assemblée, encore. J’allais de l’un à l’une en souriant. Il pleuvait. Je me souviens qu’il pleuvait. Une pluie d’embruns, qui nous venait du large et qui fouettait la baie. L’eau tombait de ma visière. Je sentais l’humide. Nous étions le 22 août 1998, sur la place de Killala, un village côtier du comté Mayo. Sans micro, les mains sur les hanches, Tyrone Meehan parlait de « l’année des français ». Il rappelait qu’ici même, deux cents ans auparavant, au jour près et presque à la même heure, le général Humbert et un millier de soldats français avaient débarqué de trois vaisseaux venus de La Rochelle pour défendre l’insurrection irlandaise. Il parlait en tendant le poing, me regardait au détour d’un mot. Il racontait la bataille. Une poignée de Français à la tête d’une armée de gueux venus les accueillir. Des soldats de la terre, des paysans sans rien, sans uniformes, sans armes, une foule fragile hérissée de piques, crocs d’acier fichés sur des bâtons tremblants. Il racontait les forgerons, les maréchaux-ferrants, les jeunes et les vieux qui avaient forgé ces lances dérisoires de village en village. Il racontait l’ennemi anglais, ses livrées rouges, sa puissance, la force de ses armes. Il racontait notre défaite.

Je le regardais. Je souriais. Il portait la chemise bleu ciel que je lui avais rapportée de Paris.

— Ma chemise de ministre, disait Tyrone.

Il la lavait le soir, au savon goudronné dans l’évier de la salle de bains, et la laissait sécher la nuit pour la remettre le jour d’après. Parfois, elle était encore humide. Ce matin-là, elle l’était. Face à Tyrone, quelques dizaines à peine. Des gens âgés, peu de jeunes, cinq ou six enfants. Deux gamins brandissaient un drapeau irlandais. Une fillette avait fabriqué un étendard français. Rouge, blanc, bleu, qu’elle avait monté à l’envers sur un bâton de bois. Lorsqu’il a fini de parler, Tyrone Meehan a été applaudi. On était venu pour l’entendre, mais aussi pour le voir. Il venait de Belfast. Son nom était connu. Il avait fait de la prison. On le voyait en photo à côté des plus grands. Il avait connu Bobby Sands en cellule. Il était grave et drôle à la fois. Lorsqu’il est descendu de l’estrade, il a passé son bras autour de mon épaule et m’a appelé « général Tony ». Il m’a demandé s’il avait été bien, si les gens écoutaient. Si j’étais content de lui. Il a refusé un parapluie en disant que ce temps lui allait. Il a arrangé sa casquette. J’ai arrangé la mienne. Nous avons relevé nos cols de veste en marchant vers le pub.

Ce soir-là, Tyrone m’a fait parler de moi. De mon père, de ma mère, de mon frère, de mon métier. Il voulait savoir ce qu’étaient les Vosges, l’enfance française, il voulait connaître le nom de mes vins, le nom de mes arbres. Il écoutait, coudes sur la table et joues dans ses mains. Il buvait sa bière à longs sourires. Il me regardait droit, me faisait répéter les mots, riait de ne pas tout comprendre. Ici aussi, dans ce pub minuscule, dans ce village de rien, des hommes venaient lui toucher l’épaule, des femmes lui prenaient la main. Des gens qui n’étaient pas à la cérémonie s’excusaient de leur absence. J’ai parlé, jamais autant, je crois. Je lui ai raconté mes amitiés, mes amours aussi. Ces quelques filles qui ont préféré ma peau au bois des violons, qui n’aimaient de mon métier que la musique, qui me moquaient parce que je ne savais rien de l’actualité, d’un livre, d’un auteur ou d’un film. Qui rougissaient de moi en compagnie des autres. Qui m’ont tourné le dos dès que l’Irlande est entrée. Et puis Tyrone Meehan a parlé à son tour. Nous avions six pintes vides sur la table et trois autres à boire. Il m’a raconté ses frères, ses sœurs.

— Onze ? j’ai demandé – Onze, a souri Tyrone.

Deux étaient morts enfants. Les autres ont survécu. Doigt à doigt, il m’a donné chaque prénom. Séanna… Mary… Roisin… Il ne savait plus exactement les âges, mais il savait leurs pays. Ecosse, Canada, Etats-Unis, Australie, Nouvelle-Zélande. A part une sœur devenue nonnette et un frère qui vivait à Dublin, tous avaient choisi l’exil. Et puis Tyrone m’a raconté sa mère. Quelques phrases brèves pour dire la lâcheté. Et son père. Patraig Meehan, Pat’, un grand républicain, un catholique pieux, un paysan immense, un formidable joueur de Hurley, le plus grand conteur de Killybegs, le plus formidable buveur de stout du Donegal, le plus admirable chanteur de toute l’Irlande, en ses côtes et en ses îles. Un Leprechaun de légende, un magicien. Et aussi un père qui les battait. Tous, les unes après les uns, et aussi leur mère, chaque soir que la bière faisait, en jurant Dieu qu’il était né trop tôt ou trop tard mais pas au bon endroit. Tyrone Meehan m’a raconté ça presque à voix basse. Il l’appelait son Méchant Homme. Il m’a dit qu’il l’avait haï jusqu’à sa mort, un matin d’hiver, retrouvé le long de la route, en plein vent, couché dans le bas-fossé, entre le pub et la maison, gris, du glacé à la place du sang.

— Tu sais tenir un autre secret ? m’a demandé Tyrone.

J’ai dit oui. Il m’a dit que les coups de son père et puis sa haine à lui, personne ne le savait. Pat’ Meehan était un homme admirable et nous en resterions là. Il a posé le dos de sa main ouverte sur la table. J’ai posé ma paume sur la sienne. Il a fait son clin d’œil et son mouvement de tête. J’étais bouleversé par sa confiance. J’ai levé mon verre. Il a levé le sien. Dehors, la pluie avait cessé. Ce soir-là, Tyrone Meehan trahissait le général Humbert depuis déjà 17 ans.

*

On a retrouvé le corps de mon traître le jeudi 5 avril 2007 à 15 heures, dans le salon, devant la cheminée. Il était couché sur le ventre. C’est un voisin qui a remarqué la porte ouverte depuis le matin. Sheila était à Belfast. Jack aussi. La police irlandaise a dit 202 Mon traître qu’il avait été tué à bout portant de deux décharges de chevrotine de calibre 12. La première l’a frappé à l’aine, la seconde au front. Il revenait de la forêt. Des branchages étaient éparpillés autour de lui. Il portait encore sa veste. Sa casquette était tombée sur le sol. La police n’a trouvé ni revendication, ni inscription, ni trace de lutte. Les tueurs l’attendaient chez lui. Ils l’ont assassiné et sont ressortis. Les voitures de la Garda en faction au croisement n’ont remarqué aucun véhicule suspect. Selon les premiers résultats de l’enquête, les tueurs sont parvenus à la chaumière en coupant par le bois.

*

Je suis arrivé à Belfast le dimanche 8 avril, après la parade de Pâques. Un ruban noir avait été accroché sur la porte de la maison. Dans le salon, il y avait Jack, Sheila, et quelques personnes que je ne connaissais pas. Le cercueil était ouvert, posé sur des tréteaux argentés. La tête de Tyrone était bandée. Il ne restait de peau que les paupières bleues, l’arête du nez et les lèvres minces. La toile dissimulait son front jusque sous les sourcils, enveloppait son menton et son cou. Il avait les mains jointes. Je ne l’ai pas reconnu. Je n’ai rien reconnu de lui. J’ai détourné les yeux. Je n’ai touché ni le bois ni le corps. Il n’y avait que quelques cartes pieuses posées sur son linceul. Jack m’a apporté ma chope à thé, la mienne, ornée d’une tour Eiffel coiffée d’un béret. Sheila était habillée de noir, comme le tour de ses yeux. Elle avait épingle le lys de Pâques à son revers. Elle ne pleurait plus. Elle m’a proposé des biscuits. Elle allait et venait, de son homme mort à la petite cuisine. Personne ne passait la porte. Jack m’a expliqué que le corps avait été rapatrié la veille du Donegal. Avant cela, des dizaines de voisins et de républicains étaient venus présenter leurs condoléances. Des membres importants de Sinn Féin, des chefs, des combattants sans grade, un responsable de la brigade de Belfast, deux officiers du commandement du Nord et même un membre du Conseil de l’Armée républicaine. Dès que le cercueil est arrivé à la maison, les gens ont cessé de venir. C’est pour Jack et Sheila qu’ils frappaient à la porte, pas pour Tyrone. Ses amis, ses camarades de combat, ses frères d’embuscade, plus personne ne prononçait son prénom ou son nom. Quand ils l’évoquaient, ils disaient : « that man » ou « this man ». « Cet homme. » Meehan était mort, Tyrone n’avait jamais été. Le matin de mon arrivée, le Mouvement républicain avait souhaité que la population nationaliste ne suive pas l’enterrement. Il avait aussi donné à ses membres l’ordre formel de ne pas y participer. J’ai dit à Jack que je n’étais pas concerné par cette mise en garde. Alors que deux dames âgées prenaient congé de Sheila, il m’a entraîné dans sa chambre.