— Il y a eu une enquête interne. L’IRA sait que tu as vu Tyrone.
— Comment ça, une enquête interne ?
— Tu as parlé dans les pubs en disant que tu l’avais vu.
— Jamais.
— Tu étais ivre, Tony. Des amis sont passés me prendre pour que je te sorte de là. C’est moi qui suis venu te chercher au Burn’s.
— Je n’ai aucun souvenir.
— En fin d’après-midi, tu as croisé sans le savoir un membre des renseignements de TIRA et tu lui as parlé. Il t’a fait suivre. Tu allais de pub en pub en interrogeant les gens.
— Je n’ai rien dit à personne.
— Tu as parlé. Laisse tomber. Ça n’a plus d’importance.
— Je n’ai pas donné l’adresse de Tyrone à 1TRA. Jack a haussé les épaules. Il a dit que 1TRA savait déjà où son père se trouvait. Il a dit aussi que 1TRA chercherait à me voir. Je ne devais pas dire que Sheila m’avait conduit dans le Donegal.
Il était assis sur son lit. J’étais debout devant la porte close. Il avait tiré le rideau. Il parlait doucement, en fumant une cigarette. J’entendais le salon qui chuchotait. Et puis il m’a regardé. J’étais venu sans bagage. A Paris, j’avais enfilé une chemise blanche et mon costume noir. J’avais aussi acheté une mince cravate noire. Et j’étais venu comme ça, déguisé de raide, entre le limonadier et le sonneur de glas. Jack m’a dit que Tyrone serait enterré le lendemain, lundi 11 avril. Il a répété la mise en garde du Mouvement. Il a assuré que ma présence ici était un acte de courage, que suivre l’enterrement n’était pas obligé. J’ai répondu que j’étais là pour ça. Jack a eu l’air soulagé. Je pouvais dormir dans le salon, sur le canapé, à côté du cercueil. J’ai dit que cela m’allait. Sheila s’est couchée vers 2 heures, après avoir posé un baiser sur le front de son mari. Jack est monté dans sa chambre une demi-heure plus tard. Je me suis allongé tout habillé sur les coussins bleus, enveloppé dans un drap. La maison était humide. Il faisait froid. J’ai eu peur de l’obscurité. J’ai laissé la veilleuse sur la télévision. La table avait été poussée contre le mur. Il y avait le canapé et le cercueil, côte à côte, presque à me toucher. Deux fois, je me suis relevé à demi sur le coude, pour voir les bandages blancs et la pointe du nez. Je ne crois pas avoir dormi. J’étais tourné contre le mur, en boule, le front sur le ciment. Je ne cessais de revoir le dos de Tyrone, penché sur les fagots. Qu’est-ce que j’avais dit au pub ? Que j’avais vu Tyrone ? Qu’il m’avait parlé ? Je n’en avais aucun souvenir. Cela me semblait imbécile. J’étais un imbécile. J’aurais dû rentrer à Paris. Tout le monde devait savoir que le luthier français était l’un des derniers à avoir vu Tyrone Meehan vivant. Et alors ? Et après ? Qu’est-ce que cela changeait ? Je crois avoir dormi, en fait. Mes yeux se sont ouverts sur le bois du cercueil. Je ne me suis pas lavé. Juste de l’eau, à deux mains sur la figure avec le savon jaune au goudron de chez Wright’s. Et puis je suis sorti en attendant l’arrivée du corbillard.
Il a été convenu que la cérémonie serait rapide et simple. Une bénédiction à la maison, pas de cercueil à dos d’homme. Jack m’a dit que Tyrone ne serait pas enterré à Milltown, dans le carré où dorment les héros, mais au cimetière municipal, de l’autre côté de Falls Road. Il m’a dit aussi que la pierre porterait son nom, la date de sa naissance, celle de sa mort et ces mots de la Deuxième Epître de Jean : « Prenez garde à vous-mêmes. »
Nous étions onze derrière le corbillard. Le père Byrne, un enfant de chœur, Sheila, Jack, des parents venus de Glasgow et trois petites dames tout habillées de noir. J’étais juste après, en retrait, tête basse. Il y avait des visages derrière les vitres des maisons. Une femme s’est signée sur le pas de sa porte. Des jeunes gens nous ont regardés, bras croisés, sans enlever leur cigarette de la bouche. La rue n’était pas accueillante, pas hostile non plus. Indifférente, plutôt, comme lorsque passait une patrouille ennemie. Une file de voitures suivait notre cortège. On ne double pas un cercueil. Un taxi noir l’a fait. Le chauffeur a klaxonné à notre hauteur. J’ai sursauté. C’était étrange. Pour la première fois dans mon histoire d’Irlande, et marchant sous son ciel, je pensais à autre chose. Je n’étais pas tout à fait là. Nous sommes arrivés aux grilles du cimetière municipal. Marchant à travers tombes. Je revoyais le sourire étrange de Tyrone, à qui je demandais s’il était mon ami. Je voyais cette poignée de pauvres en noir et gris. Le cercueil descendu par des sangles. Je regardais le ciel. J’avais imaginé tellement autrement la mort de Tyrone. Le drapeau sur le bois, ses gants, son béret. Moi, qui porte le cercueil, qui refuse d’être relevé de ma charge. J’avais imaginé la salve d’honneur au-dessus de sa tombe. Moi, les bras le long du corps, et les poings serrés, comme j’avais vu les soldats faire aux premières notes de l’hymne national.
L’enfant de chœur est monté dans la voiture du curé. Nous avons redescendu Falls Road à pied, sous le vent. A la maison, deux jeunes filles avaient préparé les toasts et le thé. Nous avons bu le thé, mangé les toasts. Jack a tiré la table, pour qu’elle reprenne sa place au milieu du salon. Sheila m’a demandé quand je repartais.
— Demain après-midi, j’ai répondu.
Jack a épingle un easter Lily sur ma veste. Il y avait une soirée au Thomas Ashe. Il m’a dit que je pouvais l’accompagner. Je me suis assis par terre. Je n’étais pas triste. C’est comme si tout cela avait eu lieu bien avant. Tyrone était mort depuis des années. Lorsque je l’ai connu, il était mort. C’est un mort qui m’a appris à pisser. Il était mort lorsque nous ramassions du bois. C’était un mort debout, un mort déjà. Je me suis dit que nous venions simplement de le mettre en terre. Que nous avions déplacé un corps froid, de la vie à Tailleurs. Je n’étais pas triste de lui. Je n’étais pas triste de nous. J’étais triste de moi. Triste de n’avoir rien vu, rien entendu, rien senti. J’étais triste de ma somnolence, triste de mon affection, triste de mes cet titudes. J’étais triste de chacun de mes gestes pour lui J’étais triste aussi pour Sheila et pour Jack. Et trilti pour l’Irlande, triste pour mon grand homme a i i il rond. Triste de la pluie qui s’est mise à tomber, triste des brumes sur les collines, triste du soir qui tombait en voiles gris. Aussi, j’étais en colère. En colère de ce qu’il nous avait fait. En colère parce qu’il nous obligeait à être là, les uns contre les autres avec le froid au ventre et la stupeur. J’étais en colère parce qu’il faisait couler nos larmes. Parce qu’il nous avait trompés, malmenés, abîmés. J’étais en deuil. Il me faudrait maintenant vivre avec un silence de moi, et un silence de lui.