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Dans le hall du club républicain, après la porte grillagée et les caméras de surveillance, un homme était attablé devant un cahier noir. Lorsque nous sommes entrés, il s’est levé. Il a serré la main de Jack en lui demandant si ça allait. Jack a dit oui. Il a inscrit son nom et le mien dans la colonne des visiteurs.

— Et la cérémonie ? a demandé le républicain.

— Familiale, a répondu Jack.

Nous sommes arrivés dans la salle. Il était plus de 21 heures. C’était plein. La table ronde, près de la porte, était occupée par des femmes en robe de printemps qui buvaient un rhum noyé de Cola. J’ai souri. Un instant, j’y ai revu Jim, Cathy et moi. Il riait par-dessus les rires, elle finissait les verres des autres, et moi je tremblais au bonheur d’être là. Jack m’a demandé d’attendre contre le mur. Il a creusé son sillon jusqu’au bar, s’excusant, bras tendus pour fendre le nombre. Il a commandé une Guinness pour moi, une Harp pour lui. Il est revenu en observant les tables. Tout au fond, près de la scène, cinq hommes, serrés devant leurs bières. Je connaissais l’un d’eux. Il s’appelait Mike O’Doyle. Tyrone me l’avait présenté un jour de Pâques, au début de mon voyage irlandais. O’Doyle nous a vus. Il a levé le bras. Jack a répondu. O’Doyle lui a fait signe de venir à la table. Jack a hésité. Je l’ai vu mordre sa lèvre. Il m’a regardé. Il avait l’air soucieux. Il m’a quand même demandé de le suivre. A notre approche, d’un mot, O’Doyle a fait se lever deux gars qui buvaient avec lui. Ils ont pris leurs bières et sont allés s’asseoir à une autre table. Mike s’est soulevé. Il a serré la main de Jack et a pris la mienne.

— On se connaît, Tony, a dit Mike O’Doyle en souriant.

J’ai hoché la tête. Il m’a fait prendre place, entre un type au nez cassé et un gars très mince, visage lacéré. Jack n’était pas à l’aise. Il parlait avec l’ancien prisonnier au nez cassé. Je regardais ma bière et tous les ronds mouillés qui tachaient la table.

— Nous sommes sincèrement désolés pour ton père, a dit O’Doyle.

Jack a levé les yeux.

« Nous n’avons aucun lien avec la mort de M. Meehan », avait indiqué l’IRA le jour même de l’assassinat de Tyrone.

— Comment va Sheila ?

— Elle n’a pas encore réalisé.

— Et toi, ça va aller ?

— Nous allons être obligés de vendre la maison.

Mike O’Doyle a eu une moue pensive. Les deux autres gars ne disaient rien.

— Qui a pu faire ça ? j’ai demandé.

O’Doyle m’a regardé en souriant. Il a haussé les épaules en portant son verre à ses lèvres.

— Tout le monde peut tirer une cartouche de chasse sur un homme désarmé.

— C’est qui, tout le monde ?

— Tony ! a murmuré Jack.

— Laisse Meehan, il a raison de demander, a répondu O’Doyle.

Le républicain m’a observé encore. Je ne baissais pas les yeux. Il a regardé ses deux amis, la salle qui dansait sur un air de disco. Il a demandé à Nez cassé d’aller chercher des bières. Il parlait bas.

— Tout le monde, Tony. Tout le monde, ça va des Britanniques aux paramilitaires loyalistes, des dissidents républicains au fils d’une de ses victimes en passant par le fermier du coin qui a reconnu Tyrone sur le chemin, et qui s’est donné du courage avec quelques pintes avant de décharger son fusil. C’est ça, tout le monde, Tony.

— Et TIRA ?

— Mike a répondu à la question, Tony.

— J’ai répondu à la question, Tony.

— Et un type de TIRA, seul dans son coin, par vengeance ?

– LTRA est une armée, Tony. Il n’y a pas de gars dans son coin.

— Mais qui, alors ?

— Pourquoi pas toi, Tony ? Par orgueil, par vengeance aussi. Avec Sheila, tu as été le seul à lui rendre visite. Alors tu vois, pourquoi pas toi, Tony ?

— Parce que ce n’est pas moi.

— Voilà, « parce que ». C’est la bonne réponse. Et ce n’est pas 1TBA parce que ce n’est pas 1TRA. Celui qui a tué Tyrone Meehan s’appelle Tyrone Meehan.

Les bières sont arrivées à pleines mains. Mike O’Doyle a posé son bras sur l’épaule de Jack Meehan et l’a obligé à se pencher pour lui parler, front contre front. Jack a hoché la tête plusieurs fois. Puis il a remercié l’autre en lui serrant la main. Quand il s’est redressé, il semblait apaisé. Il a inspiré fort, levé sa bière à hauteur de ses yeux.

— Slâinte !

Les autres ont répondu, verre haut.

— Slan’cheu, j’ai murmuré comme eux.

Je posais mes lèvres sur la crème ocre pour ne pas la froisser. Je buvais lentement, pour que l’amer me prenne. J’ai fermé les yeux. Sur scène, l’animateur enchaînait les standards des années 70. J’ai demandé à Jack s’il voulait une autre bière. Il en avait deux encore devant lui. Mike a refusé aussi, d’un geste de main. Il m’a regardé. Il s’est penché vers moi. Il m’a dit de le suivre. J’ai levé les yeux vers Jack. Il a hoché la tête. Alors je me suis levé.

Nous sommes allés dans les toilettes. Mike O’Doyle est entré le premier. Partout dans la grande pièce, des hommes parlaient. C’est ici que l’on s’isole. Il m’a pris doucement par le bras et entraîné vers le mur du fond, sous la fenêtre grillagée. Il tournait le dos aux autres, je lui faisais face, adossé à la faïence terne. Il a croisé les bras et penché légèrement la tête. Il me regardait sans un mot. Il attendait quelque chose. Je ne savais quoi. Derrière, les hommes pissaient, riaient, se tapaient dans le dos. Nous étions silencieux et immobiles.

— Il ne m’a rien dit, j’ai murmuré.

— Et ?

— Et rien. Il ne m’a rien dit.

— Je sais qu’il ne t’a rien dit. Et quoi, maintenant ?

— Je ne comprends pas. Vous parlez trop vite.

— Nous t’avions déconseillé d’y aller.

— Mais je voulais savoir.

— Savoir quoi ?

— Savoir s’il y avait eu des choses vraies tout ce temps-là.

— Des choses ?

— Des sentiments, comme l’amitié.

Mike O’Doyle a hoché la tête. Il a mis les mains dans ses poches. Il avait l’air surpris et amusé.

— L’amitié, il a répété.

Puis il s’est retourné. Il est allé à la rigole et il a pissé.

— La bière ne te fait pas ça, à toi ? J’ai dit que si. Je l’ai rejoint.

— Tu repars quand ?

— Demain.

— Il faudra te trouver un lit si Sheila vend la maison.

J’ai tourné la tête. O’Doyle se reboutonnait en regardant le plafond. Il a dit qu’il allait me présenter une dame qui vivait dans le quartier de Ballymurphy. En clignant de l’œil, il m’a dit aussi qu’il la connaissait très bien. Une vieille républicaine. Elle était adorable. Sa porte était toujours ouverte pour les gars, le thé toujours brûlant. Pendant la guerre, elle rajoutait des petites choses au colis des prisonniers. Elle correspondait avec les plus isolés. Jamais elle n’a manqué une seule manifestation. Toute sa vie, elle a défilé, m’a dit O’Doyle. Elle n’a jamais baissé les yeux devant un Anglais. Elle ne s’est jamais plainte de rien. Elle avait une chambre à l’étage, qu’elle ouvrait parfois pour les amis. En attendant, je pourrais m’y installer.