Fusillé.
Cet homme avait été fusillé par les Anglais. Ils avaient fusillé ce ministre, ce député, cet instituteur. Ils avaient fusillé l’inconnu à col rond. Et voilà que ma vie allait prendre un autre chemin.
C’était absurde.
Si Pêr avait resserré sa mentonnière. S’il n’avait pas passé la porte de l’atelier ce jour-là. S’il n’avait pas ouvert son étui. S’il ne m’avait pas présenté un Irlandais disparu 58 ans plus tôt, je ne serais jamais allé à Belfast. Je n’aurais jamais marché aux côtés de Jim et Cathy dans la nuit menaçante. Je n’aurais jamais rencontré mon traître.
*
L’homme à col rond s’appelle James Connolly. Très vite, j’ai retrouvé son nom, et appris son nom, et retenu son nom. Aujourd’hui, je sais même l’écrire en gaélique. Séamas ó Conghaile. Moins de cinq mois après la gavotte de Plouarzel, jouée par Pêr au milieu de mon atelier, j’ai accroché la photo du syndicaliste irlandais sur mon mur. La même que celle qui était dans l’étui du Breton, l’une des rares photos de Connolly, dans un cadre doré, au-dessus de mon établi entre les alésoirs, les limes et les chevalets suspendus à un fil comme un collier d’érable.
Nous étions en mai 1975. Pour fêter mes trente ans, je suis allé à Dublin retrouver Yvon, un ami de jeunesse qui avait épousé Siobhan, une Irlandaise. Lui est né à Gérardmer. Je suis né à Besançon. A dix-sept ans, nous étions apprentis d’un même atelier de Mirecourt, dans les Vosges. Les places étaient rares. Ancienne capitale de la lutherie, la ville a vu ses fabriques fermer l’une après l’autre. Après guerre, dans ces forêts blessées par les obus, les arbres des lignes de crêtes ne valaient plus rien. Les pins étaient mutilés, labourés, sanglants partout. De vieux maîtres luthiers ont quitté la lente façon du violon, de l’alto ou de la mandoline, pour fabriquer le coffre en bois des radios. Pendant trois ans, Yvon et moi avons travaillé côte à côte. Je parlais peu. Il ne parlait pas. Mes héros s’appelaient Jean-Baptiste Vuillaume et Etienne Vatelot, des luthiers de légende. Ses héros se nommaient Dominique Peccatte ou Jacques Lafleur, des archetiers de renom. Je suis devenu luthier. Il est devenu archetier. C’est par Yvon l’archetier que je suis arrivé en Irlande. De ce pays, et jusqu’à aujourd’hui, il n’a connu que sa femme, la bière et la musique.
La fête de mes trente ans a été superbe. Moi qui n’aime pas le faire en public, j’ai joué mon violon. O’Keefe’s Slide, que j’ai interprété ivre, en me rêvant le grand Michael Coleman. Le lendemain, au tout petit jour, j’ai erré dans Dublin. C’était un dimanche. J’étais seul avec mon sac, mon étui, ventre lourd et le sang aux tempes. Je devais reprendre l’avion dans l’après-midi mais avant, je voulais flâner près de Connolly Station. Pourquoi ces rues ? Je ne sais pas. J’aimais leur pauvreté, ce silence de froid gris. J’aimais aussi les figures que je croisais. Des visages durs. Des regards perdus. Des cheveux sombres et roux. Des étoffes râpées, des manteaux trop amples et des chaussures molles. Il pleuvait. Je crois avoir toujours connu Dublin sous la pluie. Je suis entré dans la gare Connolly. Comme ça, pour voir. Les guichets étaient déserts. Plate-forme numéro 2, un train attendait. Il allait à Drogheda, Newry et Belfast. Des noms sur un panneau. Je ne sais ni quoi ni pourquoi. Je suis allé au guichet. Une jeune fille souriante m’a fait répéter trois fois. J’ai pris un aller-retour pour Belfast.
— Vous ne connaissez pas le Nord ? Alors vous ne connaissez pas l’Irlande, avait dit Pêr.
Et cette phrase stupide m’avait vexé.
Roulant vers Belfast, je suis resté front contre la vitre glacée. La voiture était presque vide. Les villages et les villes déserts. Lorsque le convoi s’est arrêté à la frontière, deux hommes sont montés à bord. Un contrôleur et un policier. Ils sont passés sans un mot, sans un regard pour les sacs ou les yeux baissés. Et puis le train est reparti. Au-dessus d’un entrepôt, j’ai vu flotter le drapeau britannique. Un drapeau déchiré, tout abîmé de temps. Je me suis dit que voilà. J’y étais. Je venais d’entrer en Irlande du Nord. J’ai regardé les maisons étroites, les arbres, le ciel, les barbelés, les herses, les tessons de bouteilles sur le faîte des murs. J’ai regardé les cheminées, les fumées grises alignées toit par toit.
Je ne suis resté que trois heures à Belfast. Le temps de marcher vers le centre-ville, puis Castle Street, puis Falls Road. Ici encore, tout était en dimanche. Avec cet air épais de tourbe et de charbon. L’odeur de Belfast. En hiver, en automne, en été même lorsque la pluie glace, je ferme les yeux et j’écoute l’odeur de cette ville. Un mélange d’âtre brûlant, de lait pour enfant, de terre, de friture et d’humide. Près des grandes tours de Divis, j’ai vu ma première patrouille anglaise. J’ai vu mon premier fusil. Le soldat était jeune, accroupi dans un jardin, derrière la grille d’une maison. Je me souviens de son regard, une lueur morne entre peur et ennui. Il a regardé mon étui à violon. J’ai ressenti quelque chose de prodigieux et de ridicule. J’étais content d’être là. Fier de me savoir là où les choses se passent. Dublin me semblait loin. Un autre pays, presque. Deux hélicoptères salissaient le ciel bas. Des blindés passaient sans cesse. J’étais dans Lower Falls Road. Les rues gardaient intactes les plaies de 1969. Pour terroriser la population catholique, la foule protestante s’était massée à l’est, en pleine nuit, avant de se ruer sur le quartier à la lumière des torches. Les habitants ont été chassés, leurs demeures brûlées. Il y a eu des morts. Six ans après, les blessures étaient béantes. De longues rues noircies, des maisons sans toit murées de parpaing. Un désert de briques calcinées, de poutrelles tordues, de bois noirs et d’ordures. A un angle de rue, j’ai vu deux enfants surgir, courir, lancer une pierre contre la carapace grise d’un blindé et s’enfuir.
— Vous cherchez quelque chose ? m’a demandé une femme.
Elle portait un cabas, un foulard sur la tête, elle me voyait perdu. Je lui ai dit que j’étais français. Les deux gamins sont ressortis de leur ombre de mur. Et aussi un grand type au pantalon trop court.
— Un Français, a dit la femme.
Les enfants m’ont demandé si j’étais journaliste. J’ai répondu que non. Ils voulaient que j’ouvre mon étui à violon. Le grand type m’a conseillé de le faire. La femme s’est rapprochée. Nous étions au milieu de la rue, au pied d’un grand mur brûlé, dans le vent. Il a commencé à pleuvoir. J’ai ouvert mon étui. Quelques gouttes se sont écrasées sur le vernis du bois. Au loin, une sirène d’alarme. J’ai rangé mon violon. Le grand type m’a demandé si je voulais boire un thé. Je l’ai regardé. Une balafre blanche rayait son front. Il avait le nez cassé. J’ai dit oui. Sa maison était à quelques pas de là.
— Cathy, je ramène un Français, a dit Jim O’Leary. C’est elle qui nous a ouvert la porte. Elle a souri.
J’étais le bienvenu. Comme ça. Le bienvenu pour rien, juste le bienvenu. Je me suis assis dans le fauteuil de Jim. Avec mes quelques mots d’anglais, j’ai expliqué Dublin, mon anniversaire, mon métier. Cathy et Jim écoutaient avec attention. Ils m’ont demandé ce que je pensais de la situation. Je n’ai pas su répondre. Jim a dit que j’avais bien le temps de comprendre. Tout était simple, intime, chaleureux. Jim m’a montré une harpe en bois, posée sur la cheminée. Une sculpture avec les mots Long Kesh 1973 gravés sur le socle. Il m’a dit qu’il avait fait de la prison. Que cette harpe était un souvenir de captivité, un travail d’atelier. Au-dessus de la cheminée, il y avait une photo d’enfant, agrandie, dans un cadre de bois sombre. C’est Cathy qui m’a parlé de Denis. Jim était adossé au mur, il écoutait sa femme raconter leur enfant. Denis avait été tué en octobre 1974, juste derrière, au coin de leur rue. L’émeute grondait. Des centaines de jeunes nationalistes attaquaient les blindés anglais partout. Briques, bouteilles enflammées. Il faisait nuit. Denis était allé acheter une pinte de lait, de l’autre côté de l’avenue. Une dizaine d’enfants poursuivaient un blindé en lui jetant des pierres. Denis a traversé l’agitation en courant. Le blindé s’est brusquement arrêté. Un soldat est sorti par les portes arrière. Il s’est agenouillé, il a épaulé son fusil et il a visé les enfants. Il a tiré deux balles plastique. Des projectiles cylindriques gris crème, douze centimètres de long, trois centimètres de rayon, lourds, compacts et durs. Jim a entendu les détonations trop proches. Il est sorti de la maison en courant. Il est arrivé au coin de la rue au moment où les enfants se dispersaient. Denis était contre le trottoir, couché sur le ventre. Une balle l’avait frappé au-dessus de l’œil. Il avait le visage enfoncé. Le blindé était reparti. D’autres enfants le bombardaient d’une autre rue. Lorsque l’ambulance est venue, Denis tenait toujours l’argent du lait serré dans sa main. Les médecins n’ont rien pu. Le fils de Cathy et Jim O’Leary est mort à l’hôpital Victoria le 10 octobre 1974, après six jours d’agonie.