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— Du gomi, hasarda Kumiko quand elles s’arrêtèrent à un croisement.

De la camelote. Des détritus. À Tokyo, les articles usés ou devenus inutiles servaient de remblais. Avec un sourire carnassier, Sally expliqua :

— C’est l’Angleterre. Le gomi est une ressource naturelle primordiale. Avec le talent. C’est ce que je recherche en ce moment, le talent.

Le talent portait un complet de velours vert bouteille et des mocassins en daim immaculés et Sally le dénicha dans un pub, à l’enseigne de la Couronne et la Rose. Elle le présenta sous le nom de Tic-Tac. Il était à peine plus grand que Kumiko et il avait quelque chose de tordu dans le dos ou la hanche, ce qui l’obligeait à marcher avec une claudication prononcée, qui accentuait encore l’impression générale d’asymétrie. Ses cheveux bruns étaient tondus ras sur les tempes et la nuque, mais ramenés en un paquet de boucles graisseuses au-dessus du front.

Sally présenta Kumiko :

— Mon amie japonaise, et toi, bas les pattes…

Tic-Tac eut un sourire désabusé et les mena à une table.

— Comment vont les affaires ?

— Très bien, répondit-il, maussade. Comment va la retraite ?

Sally s’installa sur une banquette rembourrée, dos au mur.

— Eh bien, fit-elle, ça va, ça vient.

Kumiko la regarda. Toute sa rage s’était évanouie, ou bien avait été habilement dissimulée. Tout en s’asseyant, Kumiko glissa la main dans son sac et retrouva le boîtier. Colin se matérialisa sur la banquette à côté de Sally.

— Sympa de penser à moi, dit Tic-Tac en prenant une chaise. Ça fait dans les deux ans, j’dirais.

Il haussa un sourcil en direction de Kumiko.

— Elle est okay. Tu connais Swain, Tic-Tac ?

— Uniquement de réputation, merci.

Colin étudiait leur échange avec une fascination amusée, tournant la tête d’un côté à l’autre comme s’il assistait à un match de tennis. Kumiko dut se répéter qu’elle seule pouvait le voir.

— Je veux que t’ailles mettre le nez dans ses affaires, pour moi. À son insu, bien sûr.

Il la dévisagea. Toute la moitié gauche de son visage se déforma en un énorme et lent clin d’œil.

— Ben ça alors, t’y vas pas avec le dos de la cuiller, toi…

— Y a du fric à la clé, Tic-Tac. Ce qu’il y a de mieux.

— Tu cherches quelque chose en particulier, ou faut ratisser large ? C’est pas comme s’il était inconnu au bataillon, ton zigue. J’peux pas dire que j’aimerais qu’il me trouve dans sa turne…

— Mais d’un autre côté, y a le fric, Tic-Tac.

Deux brefs clins d’œil, coup sur coup.

— Roger me tient, Tic-Tac. Quelqu’un est en train de le manipuler. Je ne sais pas par quoi ils le tiennent, lui, et à vrai dire, je m’en fous. C’est lui qui m’intéresse. Ce que je veux savoir c’est qui, où, quand. Branche-toi sur ses communications. Il doit être en rapport avec quelqu’un parce que la donne n’arrête pas de changer.

— Tu crois que je saurai le reconnaître si je tombe dessus ?

— Jette simplement un œil, Tic-Tac. Fais ça pour moi.

Nouveau clin d’œil convulsif.

— Bon, d’accord. On ira y faire un tour. (Il pianota nerveusement sur le bord de la table.) Tu nous paies la tournée ?

Colin se retourna pour regarder Kumiko en roulant des yeux.

— Je ne comprends pas, dit Kumiko en suivant Sally qui revenait par Portobello Road. Vous me mettez dans le secret de votre machination…

Sally remonta son col pour se protéger du vent.

« Mais je pourrais vous trahir. Vous complotez contre l’associé de mon père. Vous n’avez aucune raison de me faire confiance.

— Et réciproquement, mon chou. Peut-être que je fais partie de cette engeance qui tracasse tant ton père.

Kumiko réfléchit à la question.

— Est-ce le cas ?

— Non. Et si tu es l’espionne de Swain, c’est qu’il est devenu encore plus barjot ces derniers temps. Si tu travailles pour le vieux, alors je n’ai plus besoin de Tic-Tac. Mais si le Yakuza est derrière tout ça, pourquoi utiliser Roger comme couverture ?

— Je ne suis pas une espionne.

— Alors, tu ferais mieux de t’y mettre, pour ton propre compte. Si Tokyo est la poêle à frire, il se pourrait bien que tu viennes d’atterrir sur le gaz.

— Mais pourquoi m’impliquer ?

— Tu l’es déjà par ta présence ici. T’as la trouille ?

— Non, dit Kumiko, et elle se tut, en se demandant pourquoi ça devrait être vrai.

Tard, ce même après-midi, à nouveau seule dans la mansarde aux miroirs, Kumiko s’assit au bord du grand lit pour retirer ses bottes mouillées. Elle sortit de son sac la platine Maas-Neotek.

— Qui sont ces gens ? demanda-t-elle au fantôme qui s’était perché sur le rebord de la baignoire de marbre noir.

— Vos amis du bistrot ?

— Oui.

— Des criminels. Personnellement, je vous conseillerais de fréquenter des gens d’un meilleur milieu. La femme est étrangère, d’Amérique du Nord. L’homme est un Londonien. De l’East End. C’est un pirate informatique, manifestement. Je ne suis pas en mesure d’accéder aux archives de la police, hormis pour les crimes d’intérêt historique.

— Je ne sais pas quoi faire…

— Éteignez cet appareil.

— Hein ?

— Au dos du boîtier. Vous allez voir une espèce de sillon en demi-lune. Glissez-y l’ongle du pouce et tournez…

Une trappe minuscule s’ouvrit, révélant des micro-interrupteurs.

— Basculez l’inter A/B sur B. Avec quelque chose de fin et pointu. Mais pas un Bic.

— Un quoi ?

— Un stylo. À cause de l’encre et de la poussière. Ça encrasse les contacts. L’idéal, c’est un cure-dents. C’est pour activer le déclenchement vocal de l’enregistrement.

— Et ensuite ?

— Planquez-le en bas. On l’écoutera demain…

6. LUMIÈRE MATINALE

La Ruse passa la nuit au rez-de-chaussée de la Fabrique, sur une plaque de mousse grise et rongée, étalée par terre sous un établi. Enveloppé dans une feuille crissante d’emballage bulle qui puait les monomères libres, il rêva de Kid Afrika, de la voiture du Kid, et dans ses rêves les deux se mêlaient et les dents du Kid devenaient de petits crânes chromés.

À son réveil, une bise aigre crachotait la première neige de l’hiver par les vitres cassées de la Fabrique.

Il resta étendu et réfléchit au problème de la scie circulaire du Juge, à ce poignet qui avait tendance à se coincer chaque fois qu’il devait trancher quelque chose d’un peu plus épais qu’une feuille de circuit imprimé. À l’origine, son plan pour la main exigeait des doigts articulés, terminés chacun par une tronçonneuse électrique miniature, mais il avait renoncé au projet pour tout un tas de raisons. Recourir à l’électricité, ce n’était pas satisfaisant, pas assez concret. De l’air, voilà ce qu’il fallait, de grosses bonbonnes d’air comprimé, ou alors un moteur à combustion interne à condition de trouver les pièces. On pouvait trouver des pièces pour à peu près tout sur la Chienne de Solitude, pourvu qu’on creusât assez longtemps.

Si ça ne marchait pas, il y avait une demi-douzaine de patelins dans la ceinture de rouille du Jersey, avec des hectares d’engins au rebut à récupérer.

Il rampa sous l’établi, traînant comme une cape sa couverture transparente d’oreillers de plastique miniatures. Il pensa à l’homme étendu sur la civière, là-haut, dans sa chambre, et à Cherry, qui avait dormi dans son lit. Pas de raideurs dans la nuque, pour Mademoiselle. Il s’étira et gémit.