La richesse des teintes et des matériaux lui fit plisser les yeux : des surfaces de bois sombre et lisse, du marbre noir et blanc, des tapis de mille teintes chatoyantes et douces comme des vitraux d’église, de l’argent poli, des miroirs… Le léger choc lui tira un sourire, tandis que ses yeux parcouraient ce spectacle, attirés par toutes ces choses, ces objets pour lesquels il n’avait pas de nom…
— Tu cherches quelque chose en particulier, toto ?
L’homme se tenait devant une imposante cheminée, vêtu d’un jean noir serré et d’un maillot blanc. Il était pieds nus et tenait dans la main droite un gros verre à liqueur. La Ruse le lorgna en plissant les yeux.
— Merde, fit-il, vous êtes lui…
L’homme fit tournoyer la liqueur ambrée à l’intérieur de son verre puis en but une gorgée.
— Je me doutais bien qu’Afrika finirait par me monter un plan dans ce genre, remarqua-t-il, mais, je ne sais pas, mec, t’as pas tout à fait l’allure de ses employés.
— Vous êtes le Comte.
— Ouais, je suis le Comte. Et toi, t’es qui, bordel ?
— La Ruse. Henry la Ruse.
L’homme rit.
— Un doigt de cognac, Henry la Ruse ?
Avec son verre, il indiqua un meuble de bois verni où s’alignaient des flacons décorés, chacun muni d’une plaquette en argent suspendue au col par une chaîne.
La Ruse fit non de la tête.
L’homme haussa les épaules.
— De toute façon, impossible de se saouler avec… Tu m’excuseras de te le dire, la Ruse, mais t’as vraiment une gueule de déterré. Ai-je raison de supposer que tu ne fais pas partie du plan de Kid Afrika ? Et dans l’affirmative, alors qu’est-ce que tu viens foutre ici ?
— Gentry m’a envoyé.
— Gentry qui ?
— Vous êtes bien le gars sur la civière, non ?
— Le gars sur la civière, c’est moi. Et où se trouve-t-elle, cette civière, la Ruse, à cet instant précis ?
— Chez Gentry.
— Où est-ce ?
— À la Fabrique.
— Où est-ce donc ?
— Sur la Chienne de Solitude.
— Et comment se fait-il que j’aie atterri là-bas, où que cela puisse être ?
— C’est Kid Afrika qui vous y a amené. Avec c’te fille qui s’appelle Cherry, d’accord ? Voyez, je lui devais un service, alors il m’a demandé de vous garder un p’tit bout de temps, vous et Cherry, et elle s’occupe de vous.
— Tu m’as appelé Comte, la Ruse…
— Cherry a dit que Kid vous avait appelé ainsi, une fois…
— Dis-moi, la Ruse, le Kid semblait-il préoccupé quand il m’a amené ?
— Cherry avait l’impression qu’il avait la trouille, là-bas à Cleveland.
— Ça, j’en suis persuadé. Qui est ce Gentry ? Un ami à toi ?
— La Fabrique est à lui. Je vis là-bas, moi aussi…
— Ce Gentry, c’est un cow-boy, la Ruse ? Un as de la console ? Je veux dire, si t’es ici, il doit être un peu technicien, non ?
Cette fois, ce fut à la Ruse de hausser les épaules.
— Gentry, disons que c’est plus ou moins un artiste. Il a ses théories… Dur à expliquer. Il s’est branché au truc pendu au-dessus de la civière, çui auquel vous êtes raccordé. D’abord, il a essayé d’obtenir une image sur un récepteur holographique mais il y avait juste cette espèce de singe, comme une ombre, alors il m’a persuadé de…
— Seigneur… enfin, peu importe. Cette usine dont tu parles, elle est perdue quelque part dans la cambrousse ? Relativement isolée ?
La Ruse acquiesça.
— Et cette Cherry, c’est une espèce d’infirmière au pair ?
— Ouais. Avec un diplôme d’auxiliaire médicale, qu’elle disait.
— Et personne encore n’est venu me chercher ?
— Non.
— C’est bien, la Ruse. Parce que, si jamais c’était le cas – en dehors de ce fieffé salopard de menteur, mon vieux copain Kid Afrika –, toi et tes potes risqueriez de vous trouver dans de sales draps.
— Ah ouais ?
— Ouais. Écoute-moi bien. Je veux que tu te rappelles ceci. Si jamais des gens se pointent à votre usine, votre seul et unique espoir sera de m’interfacer à la matrice. Pigé ?
— Comment ça se fait qu’on vous appelle le Comte ? Je veux dire, qu’est-ce que ça veut dire ?
— Bobby. Je m’appelle Bobby. Comte, c’était mon pseudo, dans le temps, c’est tout. Tu crois pouvoir te rappeler ce que je t’ai dit ?
La Ruse hocha de nouveau la tête.
— Bien. (Il reposa son verre sur le truc avec toutes les jolies bouteilles.) Écoute, dit-il. (Par la porte ouverte leur parvint un crissement de pneus sur le gravillon.) Tu sais qui arrive, la Ruse ? C’est Angela Mitchell.
La Ruse se retourna. Bobby le Comte regardait dehors, vers l’allée.
— Angie Mitchell ? La star de la stim ? Elle est aussi dans ce truc ?
— Façon de parler, la Ruse, façon de parler…
La Ruse vit passer la longue limousine noire.
— Eh, commença-t-il, Comte, je veux dire… Bobby, qu’est-ce que…
— Du calme, disait Gentry. Calme. Calme.
25. RETOUR À L’EST
Tandis que Kelly et ses assistants composaient sa garde-robe pour le voyage, elle avait l’impression, assise dans le séjour, que la maison elle-même s’agitait autour d’elle, s’apprêtant à l’une de ses multiples et brèves périodes d’abandon.
Elle pouvait entendre leurs voix, leurs rires. L’une des assistantes était une fille équipée d’un exo de polycarbone bleu qui lui permettait de transporter ses malles Hermès comme s’il s’agissait de blocs de polystyrène expansé – l’exosquelette bourdonnant piétinait doucement les marches avec ses grosses pattes de dinosaure. Squelette bleu, cercueils de cuir.
Porphyre apparut à la porte.
— Mam’zelle est prête ?
Il portait un grand manteau ample taillé dans un cuir noir fin comme du papier de soie ; des éperons en faux diamants scintillaient au-dessus des talons de ses bottes vernies noires.
— Porphyre, dit-elle, tu t’es mis sur ton trente-et-un. C’est en prévision de ta rentrée à New York ?
— Les caméras sont pour vous.
— Oui, fit-elle. Pour ma réinsertion.
— Porphyre restera bien en retrait.
— J’ignorais que tu avais peur de voler la vedette à quelqu’un…
Il sourit, révélant des dents sculptées, des dents effilées, préfiguration par un dentiste d’avant-garde de ce que pourrait être la denture d’une espèce plus vive, plus élégante.
— Danielle Stark prendra le même vol que nous. (Elle entendait approcher l’hélicoptère.) Elle nous retrouvera à l’aérogare de Los Angeles. Nous allons l’étrangler, ajouta-t-il, sur le ton de la confidence, puis il l’aida à passer le renard bleu que lui avait choisi Kelly. Si nous promettons de confier aux jourlex que la raison était d’ordre sexuel, elle pourrait même décider de jouer le jeu…
— Tu es horrible.
— Danielle est une horreur, mam’zelle.
— Tu ne t’es pas regardé.
— Ah, dit le coiffeur en plissant les paupières, mais moi, j’ai une âme d’enfant…
L’hélicoptère venait de se poser.
Collaboratrice des versions stims à la fois de Vogue-Nippon et de Vogue-Europa, Danielle Stark avait, selon une rumeur insistante, quatre-vingts ans bien sonnés. Si c’était exact, songea Angie en jaugeant, mine de rien, la silhouette de la journaliste tandis que tous trois embarquaient à bord du Lear, Danielle et Porphyre étaient à égalité pour ce qui était du remodelage total par la chirurgie. À l’orée apparente d’une souple trentaine, le seul apport évident qu’elle trahissait était une paire d’implants Zeiss bleu pâle. Une jeune chroniqueuse de mode française les avait décrits comme « d’un démodé très mode » ; à en croire la légende du Réseau, la chroniqueuse n’avait jamais retravaillé.