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Et bientôt, Angie le savait, Danielle voudrait parler drogue, drogue pour célébrités, le regard avide, ses yeux couleur bleuet grands ouverts comme ceux d’une collégienne.

Sous le regard intimidant de Porphyre, Danielle parvint à se contenir jusqu’à ce qu’ils aient atteint leur altitude de croisière quelque part au-dessus de l’Utah.

— J’espérais, commença-t-elle, ne pas être la première à mettre le sujet sur le tapis.

— Danielle, répliqua Angie, je suis vraiment désolée… Quelle étourdie je fais.

Elle effleura la façade vernie de la cuisine portative Hosaka qui aussitôt ronronna doucement et se mit à distribuer de minuscules portions de canard fumé au thé, d’huîtres de pleine mer sur canapés au poivre noir, de flan aux écrevisses, de crêpes au sésame… Ayant saisi le signal d’Angie, Porphyre sortit une bouteille de chablis frappé, le vin préféré de Danielle, se souvenait à présent Angie. Quelqu’un – Swift ? – ne l’avait pas non plus oublié.

— La drogue… dit Danielle, un quart d’heure plus tard, en terminant son canard.

— Ne vous en faites pas, lui assura Porphyre. Dès que vous serez à New York, ils auront tout ce que vous désirez…

Sourire de Danielle.

— Vous êtes si amusant. Savez-vous que j’ai une copie de votre acte de naissance ? Je connais votre identité véritable.

Elle le regarda d’un air entendu, sans se départir de son sourire.

— La paille et la poutre, dit-il en lui remplissant son verre.

— Remarque intéressante si l’on envisage les tares congénitales. (Elle sirota son vin.)

— Congénitales, génitales… nous changeons tellement, de nos jours, pas vrai ? Qui vous coiffe, ma chère ? (Il se pencha.) Ce qui vous rachète, Danielle, c’est que vous faites paraître vaguement humains le reste de vos semblables.

Danielle sourit.

L’entretien se déroula sans heurts ; Danielle était une journaliste trop habile pour laisser ses feintes dépasser le seuil de la douleur, où elles risqueraient de rencontrer de sérieuses résistances. Mais lorsqu’elle effleura sa tempe du bout d’un doigt, pour presser le contact subdermique qui désactivait son matériel d’enregistrement, Angie se tendit en préparation de la véritable attaque.

— Merci, dit Danielle. Le reste du vol, bien entendu, se passe entre nous.

— Et si vous buviez plutôt une ou deux bouteilles et alliez cuver ? demanda Porphyre.

— Ce que je n’arrive pas à voir, ma chère, dit Danielle en l’ignorant, c’est pourquoi vous avez pris toute cette peine…

— Quelle peine, Danielle… ?

— D’endurer la corvée de cette hospitalisation et tout. Alors que vous aviez affirmé que cela n’affectait pas votre travail. Soutenu qu’il n’y avait pas de « défonce », au sens usuel du terme. (Elle gloussa.) Même si vous n’en maintenez pas moins que ce produit crée une formidable dépendance. Alors, pourquoi donc avez-vous décidé de décrocher ?

— C’était terriblement ruineux…

— Ce ne devait pas être un problème dans votre cas.

Exact, songea Angie, même si ma dose hebdomadaire coûtait aux alentours de ton salaire annuel.

— Je suppose que j’en avais assez de payer pour me sentir normale. Ou du moins sentir une pauvre approximation de la normalité.

— Avez-vous développé une intolérance ?

— Non.

— Comme c’est bizarre…

— Pas vraiment. Ces chimistes fournissent des substances censées éviter les inconvénients habituels.

— Ah ! Mais les nouveaux inconvénients, les inconvénients actuels ? (Danielle se resservit elle-même de vin.) J’ai entendu une autre version de tout cela, bien entendu.

— Tiens donc ?

— Absolument. Ce que c’était, qui l’a fabriqué, pourquoi vous avez décroché.

— Oui ?

— C’était un antipsychotique, produit dans les labos mêmes de Senso/Rézo. Vous avez cessé d’en prendre parce que vous préfériez être cinglée.

Porphyre prit délicatement le verre des mains de Danielle, tandis que ses paupières commençaient à battre, pesantes, sur ses yeux bleus étincelants.

— Bonne nuit, les petits, dit-il.

Les yeux de Danielle se fermèrent et elle se mit à ronfler doucement.

— Porphyre, que… ?

— J’ai drogué son vin. Elle n’y verra que du feu, mam’zelle. Elle ne se souviendra de rien en dehors de ce qu’elle a enregistré… (Son sourire s’épanouit.) Vous n’avez sûrement pas envie d’écouter cette salope durant tout le trajet du retour, non ?

— Mais elle s’en doutera, Porphyre !

— Non, absolument pas. On lui dira qu’elle s’est descendu trois bouteilles à elle toute seule et qu’elle a vomi partout dans les toilettes. Et c’est vraiment l’impression qu’elle aura, en plus…

Il pouffa.

Danielle Stark ronflait toujours, avec bruit, maintenant, dans l’une des deux couchettes rabattables à l’arrière de la cabine.

— Porphyre, dit Angie, crois-tu qu’elle aurait pu avoir raison ?

Le coiffeur tourna vers elle ses yeux splendides, inhumains.

— Et vous ne vous en seriez pas aperçue ?

— Je ne sais pas…

Il soupira.

— Mam’zelle se tracasse trop. Vous êtes libre, à présent. Profitez-en.

— J’entends quand même des voix, Porphyre.

— N’est-ce pas notre lot à tous, mam’zelle ?

— Non, dit-elle, ce n’est pas le mien. Connais-tu quelque chose aux religions africaines, Porphyre ?

Sourire narquois de l’intéressé :

— Je ne suis pas africain.

— Mais quand tu étais petit…

— Quand j’étais petit, dit Porphyre, j’étais blanc.

— Oh…

Il rit.

— Les religions, mam’zelle ?

— Avant que j’entre au Réseau, j’avais des amis. Dans le New Jersey. Ils étaient noirs et… très religieux.

Nouveau sourire narquois de Porphyre qui roula des yeux.

— Le signe du vaudou, mam’zelle ? Os de poulet et huile de pouliot.

— Tu sais bien que ce n’est pas ça.

— Et si je le sais ?

— Ne me taquine pas, Porphyre. J’ai besoin de toi.

— Vous m’avez, mam’zelle. Eh oui, je sais ce que vous voulez dire. Et c’est cela, vos voix ?

— C’était cela. Dès que je me suis mise à la poudre, elles sont parties…

— Et maintenant ?

— Disparues.

Mais l’élan était passé et elle brûlait de lui parler de la Grande Brigitte, de la drogue dans le blouson.

— Bien, dit-il, c’est bien, mam’zelle.

Le Lear entama sa descente au-dessus de l’Ohio. Figé comme une statue, Porphyre fixait la cloison devant lui. Angie regardait la mer de nuages monter vers eux, et se souvenait de son jeu quand elle prenait l’avion, étant petite, ce jeu ou elle envoyait une Angie imaginaire batifoler parmi les canyons de nuages, enjamber les pics cotonneux solidifiés comme par magie. Sans doute ces avions-là appartenaient-ils à la Maas-Neotek. Des jets d’affaires elle était passée aux Lears du Réseau. Les avions des lignes commerciales n’étaient pour elle que les décors de ses stims : New York-Paris sur le vol inaugural du Concorde restauré de la JAL, avec Robin et des invités de Senso/Rézo triés sur le volet.