La descente. Survolaient-ils déjà le New Jersey ? Les enfants qui grouillaient sur les terrains de jeu des toits de l’arcologie de Beauvoir entendaient-ils leurs réacteurs ? Le bruit de son passage effleurait-il doucement les appartements où vivait Bobby, enfant ? Quelle impensable complexité que celle du monde, avec tous les détails de sa mécanique, quand la volonté commerciale de Senso/Rézo ébranlait les os minuscules dans l’oreille interne d’enfants inconscients et inconnus…
— Porphyre sait certaines choses, dit-il tout doucement. Mais Porphyre a besoin de temps pour réfléchir, mam’zelle…
L’avion virait déjà pour l’approche finale.
26. KUROMAKU
Sally garda le silence, dans la rue et dans le taxi, tout au long du froid trajet de retour jusqu’à leur hôtel.
Sally et Swain étaient victimes du chantage de l’ennemi de Sally, « là-haut en orbite ». Sally se trouvait forcée d’enlever Angie Mitchell. Pour Kumiko, l’idée d’enlever la star de Senso/Rézo paraissait singulièrement irréelle, comme si quelqu’un projetait d’assassiner une figure, un personnage mythologique.
Le Finnois avait sous-entendu qu’Angie elle-même était déjà impliquée, par quelque biais mystérieux, mais il avait usé de termes et d’idiomes que Kumiko n’avait pas saisis. Quelque chose dans le cyberspace ; des gens qui pactisaient avec un ou plusieurs éléments qui s’y trouveraient. Le Finnois avait connu un garçon qui était devenu l’amant d’Angie ; mais Robin Lanier n’était-il pas déjà son amant ? La mère de Kumiko lui avait permis de passer plusieurs des stims d’Angie et Robin. Le garçon avait été un cow-boy, un pirate de données, comme Tic-Tac, à Londres…
Et son ennemie, dans tout ça, celle qui jouait les maîtres chanteurs ? Elle était folle, disait le Finnois, et sa folie avait amené déclin et revers pour sa famille. Elle vivait seule, dans la demeure ancestrale, le domaine appelé Lumierrante. Qu’avait donc fait Sally pour lui valoir son animosité ? Avait-elle réellement tué le père de cette femme ? Et qui étaient les autres, les autres qui étaient morts ? Elle avait déjà oublié les noms des gaijins…
Et enfin, Sally avait-elle appris ce qu’elle désirait savoir, en rendant visite au Finnois ? Kumiko avait attendu que tombe un verdict quelconque de cette châsse blindée mais l’entretien n’avait débouché sur rien, hormis, en guise d’adieu, l’échange rituel de plaisanteries typiques des gaijins.
Dans le hall de l’hôtel, Pétale attendait, assis dans un fauteuil de velours bleu. En habit de voyage, sa large carrure engoncée dans un costume trois-pièces en laine grise, il quitta son siège, bondissant comme un drôle de ballon, dès leur entrée, le regard toujours aussi doux derrière ses lunettes à monture d’acier.
— Bonjour, fit-il, puis il toussota. Swain m’a envoyé vous chercher. Juste pour m’occuper de la petite, n’est-ce pas…
— Ramène-la, dit Sally. Tout de suite. Ce soir.
— Sally ! Non !
Mais la main de Sally s’était déjà fermement refermée autour du bras de Kumiko, pour l’entraîner vers l’entrée d’un salon éteint, à l’écart du hall principal.
— Attends-moi là, aboya Sally à l’adresse de Pétale. (Puis, tirant Kumiko dans un coin :) Toi, écoute-moi. Tu vas rentrer. Je ne peux pas te garder avec moi en ce moment.
— Mais je ne me plais pas, là-bas. Je n’aime pas Swain ni sa maison… Je…
— Pétale est très gentil, dit Sally, se penchant pour lui parler très vite. En cas de coup dur, je te conseillerais de te fier à lui. Swain, enfin, tu sais comment il est, mais ton père le tient. Quoi qu’il advienne, je crois qu’ils te tiendront à l’écart. Mais si ça tournait mal, vraiment mal, file au pub où nous avons rencontré Tic-Tac. La Couronne et la Rose. Tu te souviendras ?
Kumiko acquiesça, les yeux soudain embués de larmes.
— Si Tic-Tac n’est pas là, trouve un garçon nommé Bevan et dis-lui mon nom.
— Sally, je…
— T’es grande, dit Sally et elle l’embrassa brusquement. (Une de ses lentilles effleura un instant la pommette de Kumiko, étonnamment froide et rigide.) Moi, ma chérie, je me barre.
Ce qu’elle fit, disparaissant dans le silence feutré du salon tandis qu’à l’entrée, Pétale se raclait la gorge.
Le vol de retour à Londres fut comme un long trajet en métro. Pétale passait son temps à inscrire des mots, lettre par lettre, sur une espèce de puzzle idiot, dans un jourlex en anglais, en grommelant tout seul à voix basse. Elle finit par s’endormir et rêva de sa mère…
— Le chauffage marche, indiqua Pétale qui avait pris le volant pour les ramener d’Heathrow chez Swain.
Il faisait désagréablement chaud dans la Jaguar, une chaleur sèche qui sentait le cuir et lui irritait les sinus. Elle ignora sa remarque pour contempler l’aube pâle, le reflet noir des toits sous la neige qui fondait, les rangées de poteries des cheminées…
— Il n’est pas fâché après vous, vous savez, disait Pétale. Il se sent particulièrement responsable…
— Giri.
— Euh… oui. Responsable, vous voyez. Sally, elle n’a jamais été du genre prévisible, mais enfin, on ne s’attendait pas non plus à ce que…
— Je n’ai pas envie de parler, merci.
Petits yeux chagrinés de Pétale dans le rétroviseur.
Dans la rue en arc de cercle étaient garées une file de voitures, de longues voitures gris métallisé aux vitres teintées.
— Il reçoit beaucoup de visites, cette semaine, commenta Pétale en se garant en face du 17.
Il sortit, lui ouvrit la porte. Elle le suivit comme un automate, traversant la rue pour escalader les marches grises du perron. La porte noire fut ouverte par un homme trapu et rougeaud, serré dans un costume anthracite ; Pétale le dépassa comme s’il ne l’avait pas vu.
— Attendez un peu, dit le visage rougeaud. Swain veut la voir tout de suite…
Pétale s’immobilisa ; puis il pivota avec une rapidité déconcertante et saisit l’homme par le revers de sa veste.
— À l’avenir, tâche de faire montre de plus de respect, bordel.
Bien qu’il n’eût pas élevé le ton, toute sa douceur un peu lasse avait disparu. Kumiko entendit craquer des coutures.
— Désolé, chef. (Le rougeaud, prudent, n’avait pas bronché.) C’est lui qui m’a dit de vous prévenir.
— Eh bien, venez, dit Pétale, pour Kumiko, en relâchant le revers anthracite malmené. Il veut juste vous dire bonjour.
Ils trouvèrent Swain dans la pièce où elle l’avait vu pour la première fois ; il était installé derrière une table de réfectoire en chêne, longue de trois mètres, les dragons de son rang cachés sous le fil blanc et la soie d’une cravate à rayures. Son regard croisa celui de Kumiko dès qu’elle entra ; son visage allongé restait dans l’ombre d’une lampe de bureau en cuivre à abat-jour vert, posée sur la table entre une petite console et une épaisse liasse de papiers.
— Bien, dit-il. Et comment était la Conurb ?
— Je suis très fatiguée, monsieur Swain. J’aimerais monter dans ma chambre.
— Nous sommes heureux de vous revoir parmi nous, Kumiko. La Conurb est un endroit dangereux. Les amis que peut y avoir Sally ne sont sans doute pas le genre de personnes que votre père aimerait vous voir fréquenter.
— Puis-je monter dans ma chambre, à présent ?
— Avez-vous rencontré un ami de Sally, Kumiko ?
— Non.
— Vraiment ? Qu’avez-vous fait ?
— Rien.
— Il ne faut pas nous en vouloir, Kumiko. Nous vous protégeons.