— Merci. Alors, puis-je monter dans ma chambre ?
— Bien sûr. Vous devez être très fatiguée.
Pétale sortit derrière elle, son costume gris tout fripé par le séjour dans l’avion. Elle prit soin de ne pas lever les yeux quand ils passèrent sous le buste en marbre derrière lequel la platine Maas-Neotek devait encore être dissimulée mais, avec Swain et Pétale dans la pièce, elle ne voyait pas comment la récupérer.
Il régnait dans la maison une agitation nouvelle, une sourde activité : bruits de voix, de pas, grincements de l’ascenseur, grondement des tuyauteries lorsque quelqu’un prenait un bain.
Elle s’assit au pied de l’immense lit, les yeux fixés sur la baignoire en marbre noir. Des images rémanentes de New York semblaient flotter à la lisière de son champ visuel ; si elle fermait les yeux, elle se retrouvait dans l’impasse, accroupie près de Sally. Sally qui l’avait chassée. Sans se retourner. Sally, dont le nom avait jadis été Molly, ou l’Arme-à-l’œil ou les deux. Encore une fois, indigne de confiance. La Sumida, sa mère, dérivant dans l’eau noire. Son père. Sally.
Peu après, poussée par la curiosité, surmontant sa gêne, elle se leva, se brossa les cheveux, glissa ses pieds dans de minces chaussons de caoutchouc noir à semelles en plastique crantées et sortit tout doucement dans le corridor. Quand l’ascenseur arriva, il empestait le tabac.
Lorsqu’elle sortit de la cabine, Rougeaud faisait les cent pas dans le hall moquetté de rouge, les mains dans les poches de sa veste.
— Allons bon, fit-il en haussant les sourcils, on a besoin de quelque chose ?
— J’ai faim, dit-elle, en japonais. Je vais à la cuisine.
— Allons bon. (Il ôta les mains de ses poches pour lisser le devant de sa veste.) Vous parlez anglais ?
— Non, répondit-elle, et elle lui passa sous le nez pour tourner au bout du couloir.
« Allons bon », l’entendit-elle répéter, sur un ton cette fois plus pressant, mais elle avait déjà introduit la main derrière le buste en marbre.
Elle réussit à glisser la platine dans sa poche comme il s’approchait. Elle le vit arpenter machinalement la pièce, les bras ballants, avec une allure qui lui rappela soudain les secrétaires de son père.
— J’ai faim, dit-elle en anglais.
Cinq minutes plus tard, elle remontait dans sa chambre avec une grosse orange d’allure très britannique ; les Anglais ne semblaient pas se soucier particulièrement de la symétrie des fruits. Fermant la porte derrière elle, elle posa l’orange sur le bord large et plat de la baignoire puis sortit de sa poche la platine Maas-Neotek.
— Vite, maintenant, dit Colin, sitôt matérialisé, en repoussant son accroche-cœur, ouvrez le boîtier et basculez l’inverseur A/B sur A. Le nouveau régime a un technicien qui fait des tournées d’inspection, pour détecter les micros. Une fois le réglage modifié, il n’aura plus la signature d’un dispositif d’écoute.
Elle suivit ses indications, en se servant d’une épingle à cheveux.
— Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle en articulant les mots sans les prononcer, le « nouveau régime » ?
— Vous n’avez pas remarqué ? Ils sont au moins une douzaine maintenant, dans le personnel, sans parler des nombreux visiteurs. Enfin, je suppose qu’il s’agit moins d’un nouveau régime que d’une amélioration de la procédure. Votre monsieur Swain est un véritable homme du monde, mine de rien. Vous avez là-dedans l’enregistrement d’une conversation très intéressante entre Swain et le chef adjoint du Service spécial. J’imagine que bon nombre de gens seraient prêts à tuer, et le susdit fonctionnaire en premier, pour l’avoir entre leurs mains.
— Le Service spécial ?
— La police secrète. L’a de sacrées fréquentations, le Swain : des gens du Château, des pontes des taudis de l’East End, des hauts fonctionnaires de la police…
— Le Château ?
— Le Palais. Sans parler des banquiers de la Cité, d’une vedette de la simstim, et de tout un tas de coûteux parasites et de marchands de drogue…
— Une vedette de la simstim ?
— Lanier, Robin Lanier.
— Robin Lanier ? Il était ici ?
— Le lendemain de votre départ précipité.
Elle fixa ses limpides yeux verts.
— Est-ce que vous me dites la vérité ?
— Oui.
— Toujours ?
— Dans la mesure de mes connaissances, oui.
— Qu’est-ce que vous êtes ?
— Une base de personnalité sur biopuce Maas-Neotek programmée pour aider et conseiller les Japonais qui visitent le Royaume-Uni.
Il lui fit un clin d’œil.
— Pourquoi avez-vous cligné de l’œil ?
— À votre avis ?
— Répondez à ma question ! (D’une voix qui résonna dans la pièce garnie de glaces.)
Le fantôme effleura ses lèvres d’un index fuselé.
— Je suis également autre chose, c’est exact. Je manifeste certes un peu trop d’initiative pour un simple programme de guide. Même si je suis basé sur un modèle haut de gamme extrêmement sophistiqué. Je ne puis vous dire au juste ce que je suis, toutefois, car je l’ignore moi-même.
— Vous l’ignorez ? (À nouveau, sans parler, prudente.)
— Je sais toutes sortes de choses, dit-il en se dirigeant vers l’une des lucarnes. Je sais qu’à Middle Temple Hall, une desserte aurait, dit-on, été taillée dans les charpentes du Golden Hind ; qu’il y a cent vingt-huit marches à gravir pour accéder à la passerelle du Tower Bridge de Londres ; qu’à Wood Street, tout près de Cheapside, se trouve un platane dans lequel, croit-on, chantait la grive du poème de Wordsworth… (Il pivota soudain pour la regarder en face.) C’est faux, toutefois, car l’arbre actuel a été cloné sur l’original en 1998. Je sais tout cela, voyez-vous, et bien plus, incroyablement plus. Je pourrais, par exemple, vous enseigner les rudiments du billard anglais. Voilà ce que je suis, ou plutôt, ce que j’étais censé être, à l’origine. Mais je suis également autre chose et, sans aucun doute, c’est en rapport avec vous. Mais j’ignore quoi. Je l’ignore vraiment.
— Vous étiez un cadeau de mon père. Est-ce que vous communiquez avec lui ?
— Pas à ma connaissance.
— Vous ne l’avez pas informé de mon départ ?
— Vous ne comprenez pas, dit-il, je ne m’étais pas rendu compte de votre absence, jusqu’à ce que vous m’activiez, tout à l’heure.
— Mais vous avez enregistré…
— Oui, mais inconsciemment. Je ne suis « ici » que lorsque vous m’activez. Alors, j’évalue les données en cours… Une chose dont vous pouvez être sûre, en revanche, c’est qu’il est tout bonnement impossible d’émettre le moindre signal depuis cette maison sans que les espions de Swain le détectent aussitôt.
— Pourrait-il y en avoir un autre ? je veux dire un autre personnage comme vous, dans le même appareil ?
— Une idée intéressante ; mais non, à moins de quelque renversante avancée technologique encore restée secrète. Je pousse déjà l’enveloppe actuelle dans ses dernières limites, compte tenu de ma taille mémoire. Ça, je le tiens de mon stock d’informations techniques générales.
Elle regarda le boîtier qu’elle tenait dans la main.
— Lanier, dit-elle. Parlez-moi de lui.
— Le Vingt-cinq/Dix/Seize. Au matin, annonça-t-il. (Sa tête s’emplit de voix désincarnées…)
PÉTALE : Si vous voulez bien me suivre, monsieur…
SWAIN : Allons dans la salle de billard.
TROISIÈME VOIX : Vous avez intérêt à avoir une raison valable, Swain. Il y a trois personnes du Réseau qui attendent dans la voiture. La Sécurité fichera votre adresse dans sa base de données jusqu’à ce que l’enfer se congèle…