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— L’Oiseau ? (Gentry baissa les yeux pour contempler les objets brillants posés sur l’établi ; il saisit deux connecteurs, les enclencha.)

— Le Comte ! Il m’a dit…

— Bobby Newmark, dit Gentry, oui. J’en sais beaucoup plus sur lui, à présent.

Cherry était entrée derrière la Ruse.

— Faut que vous fassiez quelque chose pour cette passerelle, dit-elle en se dirigeant aussitôt vers la civière, elle bouge trop. (Elle se pencha pour inspecter les instruments de mesure.)

— Viens voir ici, la Ruse, dit Gentry en se levant.

Il se dirigea vers la table holographique. La Ruse le suivit, regarda l’image qui scintillait. Elle lui rappelait les tapis qu’il avait vus dans la maison grise, le même genre de motifs, mais ceux-là étaient tissés de fils de néon fins comme des cheveux et s’enroulaient en une espèce de nœud interminable ; quand il essayait de regarder le centre du nœud, ça lui flanquait la migraine. Il détourna la tête.

— C’est ça ? demanda-t-il à Gentry. Ce que tu as toujours cherché ?

— Non. Je te l’ai dit. Ce n’est qu’un point nodal. Une macroforme. Un modèle…

— Il a cette maison, là-bas, comme un château, avec de l’herbe et des arbres, le Ciel…

— Il a bien plus que ça. Un univers entier en plus. Ça, ce n’était qu’une reconstitution élaborée pour une stim publicitaire. Ce qu’il détient, c’est un résumé de l’ensemble complet des données constituant le cyberspace. Malgré tout, c’est plus proche du but que tout ce que j’ai obtenu jusqu’ici… Il ne t’a pas dit pourquoi il était là-bas ?

— J’lui ai pas demandé.

— Alors, il faudra que tu y retournes.

— Eh, Gentry. Écoute voir… Cet hélico, il va revenir. Il va revenir avec deux glisseurs bourrés de ces types que l’Oiseau a dit qu’y ressemblaient à des soldats. C’est pas à nous qu’ils en veulent, mec. C’est à lui.

— Peut-être bien. Peut-être que c’est à nous.

— Non. Il m’a même prévenu, mec. Il a dit que si jamais quelqu’un venait le chercher, on serait dans une belle merde et qu’il faudrait aussitôt le brancher sur la matrice.

Gentry baissa les yeux sur les deux connecteurs qu’il avait toujours dans la main.

— On va lui parler, la Ruse. Tu vas y retourner : mais ce coup-ci, je t’accompagne.

29. VOYAGE D’HIVER

Pétale avait finalement accepté, mais seulement parce qu’elle lui avait suggéré de passer un coup de fil à son père pour lui demander la permission. Ce qui l’avait contraint à sortir, d’un pas réticent et l’air malheureux, à la recherche de Swain, et quand il était revenu, pas plus gai, la réponse avait été oui. Engoncée sous plusieurs couches de ce qu’elle avait de plus chaud dans sa garde-robe, elle attendait dans l’antichambre aux murs blancs, étudiant les gravures de chasse pendant que Pétale faisait la leçon au type rubicond (qui s’appelait Dick) derrière les portes fermées. Elle ne pouvait distinguer les mots précis, seulement un lent torrent d’admonestations. La platine Maas-Neotek était dans sa poche, mais elle évita de la toucher. Par deux fois déjà, Colin avait essayé de l’en dissuader.

Voilà que Dick sortait de sa conférence avec Pétale, ses petites lèvres dures plissées en un sourire. Sous son étroit costume sombre, il portait un pull montant rose en cachemire avec un cardigan de fine laine grise. Ses cheveux bruns étaient plaqués en arrière sur son crâne ; ses joues pâles portaient l’ombre d’une barbe de plusieurs heures. Elle serra dans sa paume le boîtier glissé au fond de sa poche.

— Salut, fit Dick, en l’examinant de haut en bas. On va la faire où cette petite balade ?

— Portobello Road, dit Colin, affalé contre le mur, près d’une patère surchargée.

Dick en décrocha un manteau sombre, traversant Colin au passage, enfila le vêtement, le boutonna. Il sortit une paire de gros gants de cuir noir.

— Portobello Road, dit Kumiko en lâchant le boîtier.

— Depuis combien de temps travaillez-vous pour M. Swain ? demanda-t-elle alors qu’ils avançaient difficilement sur le trottoir glacé.

— Suffisamment longtemps, répondit-il. Faites attention à ne pas déraper. C’est traître, ces bottes à talons…

Kumiko trottinait à sa hauteur, juchée sur des talons hauts noirs made in France. Comme elle l’avait prévu, il était impossible de marcher sur les plaques de glace dures comme du verre, avec de telles bottes. Elle prit appui sur la main de Dick ; ce faisant, elle sentit un contact dur et métallique sous sa paume. Les gants étaient lestés, les doigts renforcés d’un treillis de fibre de carbone.

Il resta silencieux tandis qu’ils tournaient dans la rue au bout de l’allée en croissant ; mais quand ils arrivèrent à Portobello Road, il s’arrêta.

— Excusez-moi, mademoiselle, dit-il, une note d’hésitation dans la voix, mais est-ce vrai ce que disent les gars ?

— Les gars ? Je vous demande pardon ?

— Les gars de Swain, ses vigiles. Que vous êtes la fille du grand ponte, le grand ponte, là-bas à Tokyo ?

— Je suis désolée, dit-elle, je ne comprends pas.

— Yanaka. Vous vous appelez bien Yanaka ?

— Kumiko Yanaka, oui…

Il la dévisagea avec une vive curiosité. Puis l’inquiétude traversa son visage et il regarda prudemment autour de lui.

— Seigneur ! dit-il, alors ça doit être vrai… (Son corps trapu et corseté s’était raidi, aux aguets.) L’patron a dit que vous vouliez faire les boutiques ?

— Oui, s’il vous plaît.

— Où voulez-vous que je vous emmène ?

— Ici, dit-elle et elle le conduisit dans une étroite galerie bordée d’un amoncellement de gomi britannique.

Ses expéditions dans les magasins de Shinjuku lui servirent à merveille avec Dick. Les techniques qu’elle avait mises au point pour torturer les secrétaires de son père se montraient toujours aussi efficaces, tandis qu’elle forçait l’homme à participer à une douzaine de choix inutiles, entre deux médaillons 1900, entre tel ou tel fragment de vitrail, même si elle prenait toujours soin de choisir en définitive les articles qui, fragiles ou très lourds, étaient difficiles à transporter et fort coûteux. Une vendeuse bilingue, et bavarde, débita une facture de quatre-vingt mille livres sur la carte à puce MitsuBank de Kumiko. Celle-ci glissa sa main dans la poche qui contenait le boîtier Maas-Neotek.

— Exquis, dit en japonais la jeune fille tout en enveloppant l’achat de Kumiko, un vase en chrysocale incrusté de griffons.

— Hideux, commenta Colin, également en japonais. Et une imitation, en plus.

Il était allongé sur un sofa victorien en crin de cheval, les bottes posées sur une table à cocktail art déco soutenue par des anges en aluminium profilé.

La vendeuse ajouta le vase emballé au fardeau que portait Dick. C’était son onzième antiquaire et le huitième achat de Kumiko.

— Je crois que vous feriez mieux d’agir à présent, conseilla Colin. D’un instant à l’autre, notre Dick va appeler Swain et lui demander une voiture pour rapporter tout ce fourbi à la maison.

— Alors, vous pensez avoir fini ? demanda Dick, plein d’espoir, une fois le tout emballé et réglé.

— Une dernière boutique, s’il vous plaît, demanda Kumiko en souriant.

— Bon, fit-il, maussade.

Alors qu’il sortait derrière elle, elle glissa le talon de sa botte gauche dans une fissure du trottoir qu’elle avait remarquée en entrant.

— Pas de bobo ? demanda-t-il en la voyant trébucher.

— J’ai cassé mon talon…