Выбрать главу

Elle retourna à cloche-pied dans la boutique et s’assit près de Colin sur le divan en fer à cheval. La vendeuse, tout affairée, vint proposer ses services.

— Enlevez-les vite, avertit Colin, avant que Dickie ne pose ses paquets.

Elle dézippa la botte au talon cassé, puis l’autre, et retira les deux. Au lieu des bas de soie de Chine rêche qu’elle mettait en hiver, elle avait enfilé ses chaussons de caoutchouc noir à semelles de plastique crantées. Fonçant vers la porte, elle réussit presque à filer entre les jambes de Dick, mais elle le bouscula au passage, l’envoyant bouler dans un étalage de carafons en cristal à facettes.

Et puis, elle se retrouva libre et plongea dans la foule des touristes qui descendait Portobello Road.

Elle avait les pieds tout froids mais ses semelles crantées lui procuraient une excellente prise – sauf sur la glace, toutefois, se rappela-t-elle en se relevant après sa seconde chute, les paumes pleines de gadoue. Colin l’avait guidée vers cet étroit passage de briques noircies…

Elle étreignit le boîtier.

— Par où, maintenant ?

— Par ici.

— À la Couronne et la Rose, lui rappela-t-elle.

— Prudence, d’abord. Dickie a déjà dû appeler les hommes de Swain, sans parler du genre de traque que l’ami de Swain au Service spécial pourrait monter si jamais on le lui demandait. Et je ne vois pas ce qui empêcherait Swain de le faire…

Elle entra à la Couronne et la Rose par une porte latérale, Colin sur ses talons, heureuse de plonger dans la pénombre douillette et la tiédeur rayonnante qui régnaient dans ces espèces de tanières à boire. Elle fut frappée par l’épaisseur du capitonnage sur les murs et les sièges, celle des tentures également. Avec un choix de couleurs et de tissus moins miteux, l’effet aurait peut-être, en fin de compte, été moins chaleureux. Les pubs, imagina-t-elle, étaient la manifestation extrême de l’attitude britannique à l’égard du gomi.

Poussée par Colin, elle se fraya un passage entre les buveurs agglutinés au comptoir, dans l’espoir d’y trouver Tic-Tac.

— Et pour toi, qu’est-ce que ce sera, ma choute ?

Elle leva les yeux vers le large visage blond derrière le bar, rouge à lèvres éclatant et joues fardées.

— Excusez-moi, demanda Kumiko, je voudrais parler à M. Bevan…

— Pour moi, ce sera une pinte, Alice, dit quelqu’un, en faisant claquer sur le zinc trois pièces de dix livres. Blonde.

Alice manipula un gros levier de faïence blanche et remplit de bière pâle une chope qu’elle déposa sur le revêtement griffé, tout en faisant glisser la monnaie dans sa caisse derrière le comptoir.

— Quelqu’un veut te causer, Bevan, dit Alice comme l’homme levait sa chope.

Kumiko se retourna et découvrit un visage rubicond et couturé. La lèvre supérieure, courte, lui évoqua un lapin, bien que Bevan fût d’une carrure imposante, presque aussi imposante que celle de Pétale. Du lapin, il avait également les yeux : ronds, bruns, avec presque pas de blanc.

— Me causer à moi ?

Son accent lui rappela celui de Tic-Tac.

— Dites oui, conseilla Colin. Il n’imagine pas pourquoi une petite Japonaise en chaussons de caoutchouc serait venue le chercher dans ce bistrot.

— J’aimerais trouver Tic-Tac.

Bevan la considéra sans broncher, derrière le rebord de sa chope levée.

— Désolé, dit-il, j’avoue que j’connais personne de ce nom… (Il but.)

— Sally m’a dit que je devais venir vous trouver si Tic-Tac n’était pas ici. Sally Shears…

Bevan s’étrangla avec sa bière, ses yeux révélant une fraction de blanc. Pris d’une quinte de toux, il déposa la chope sur le comptoir pour sortir un mouchoir de sa poche de manteau. Il se moucha et s’essuya la bouche.

— Je suis de service dans cinq minutes, dit-il. Mieux vaudrait passer derrière.

Alice souleva un battant du comptoir monté sur charnières ; Bevan invita Kumiko à passer en agitant doucement ses grosses paluches, tout en jetant des regards derrière lui à la dérobée. Il la guida dans un étroit passage qui débouchait sur une pièce derrière le bar. Les murs étaient faits de vieilles briques inégales, recouvertes d’une épaisse couche de peinture vert sale. Il s’immobilisa près d’un panier d’acier cabossé, rempli de torchons en éponge qui sentaient la bière.

— Tu vas le regretter si tu prépares une entourloupe, fillette, prévint Bevan. Dis-moi pourquoi tu cherches ce Tic-Tac.

— Sally est en danger. Il faut que je trouve Tic-Tac. Je dois le prévenir.

— Putain de bordel ! dit le barman. Mets-toi un peu à ma place…

Colin fronça le nez devant la panière de torchons trempés.

— Oui ? fit Kumiko.

— Si t’es une indic et que je t’envoie voir ce fameux Tic-Tac, à supposer que je le connaisse, et s’il est mouillé dans un braquage quelconque, alors, il va me faire la peau, pas vrai ? Mais si tu l’es pas, alors cette Sally, il y a des chances qu’elle me règle mon compte si je t’obéis pas, pigé ?

Kumiko acquiesça.

— « Pris entre le marteau et l’enclume. »

C’était une expression qu’avait employée Sally ; Kumiko la trouvait très poétique.

— Tout juste, dit Bevan, en la regardant d’un drôle d’air.

— Aidez-moi. Sally court un très grand danger.

Il lissa de la paume ses cheveux roux qui commençaient à se dégarnir.

— Vous allez m’aider, s’entendit-elle insister (elle sentit le masque froid de sa mère se mettre en place). Dites-moi où je peux trouver Tic-Tac.

Le barman parut frissonner, bien qu’il fît une chaleur suffocante dans le passage, une chaleur saturée de vapeur, où l’odeur de bière se mêlait à des relents âcres de désinfectant.

— Tu connais Londres ?

Colin lui fit un clin d’œil.

— Je sais m’y retrouver, dit-elle.

— Bevan, dit Alice, en passant la tête à l’angle de la pièce, vingt-deux.

— La police, traduisit Colin.

— Margate Road, Sud-Ouest Deux, dit Bevan, j’sais pas le numéro, j’ai pas son téléphone.

— Dites-lui de vous faire sortir par l’arrière, dit Colin. Ce ne sont pas des policiers ordinaires.

Kumiko se rappellerait toujours sa course interminable dans le métro de Londres. Sa fuite du pub jusqu’à Holland Park, puis la descente dans le métro, guidée par Colin qui lui avait expliqué que sa carte à puce MitsuBank lui était désormais pire qu’inutile ; si jamais elle l’utilisait pour prendre un taxi ou pour un achat quelconque, lui expliqua-t-il, un operateur du Service spécial verrait la transaction flamboyer comme un éclair de magnésium sur la trame du cyberspace. Mais il fallait qu’elle retrouve Tic-Tac, lui dit-elle ; il fallait qu’elle trouve Margate Road. Il fronça les sourcils.

— Non, fit-il, attendez la nuit.

Brixton n’était pas loin mais les rues étaient trop dangereuses à présent, en plein jour, avec la police aux côtés de Swain. Mais alors, où pouvait-elle se cacher ? Elle avait très peu d’argent sur elle ; le concept d’argent liquide, de pièces et de billets, avait pour elle quelque chose de désuet et d’étranger.

— Par ici, dit-il, tandis qu’elle gagnait en ascenseur la station Holland Park. Pour le prix d’un billet.

Les silhouettes argentées et massives des rames.

Les vieux sièges mous, gris et verts.

Et cette chaleur, merveilleuse ; encore un terrier, dans ce royaume d’agitation perpétuelle…

30. LE RAPT

C’est une Danielle Stark hébétée que l’aéroport aspira dans une coursive pastel bordée de reporters, de caméras, d’yeux amplifiés, pendant que Porphyre et trois hommes de la Sécurité du Réseau fendaient devant Angie la meute serrée des journalistes, une chorégraphie rituelle plus destinée à créer un effet dramatique qu’à assurer une véritable protection. Tous les gens présents avaient déjà reçu la bénédiction de la Sécurité et du service de presse.