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Quelque chose la frappa rudement à l’estomac tandis que Porphyre s’affalait, inerte, dans son siège, langue dardée, rose et pointue. Elle baissa les yeux, par pur réflexe, et vit la boucle anodisée noire de sa ceinture à travers une résille apparemment gluante de plastique verdâtre.

Elle leva la tête et rencontra un visage ovale, blanc, serré sous une capuche en nylon orange. Vit le reflet de son propre visage, rendu livide par le choc, dédoublé dans les lentilles argent.

— L’avait bu, ce soir ?

— Hein ?

— Lui. (Pouce brandi en direction de Porphyre.) Il a bu de l’alcool ?

— Oui… un peu plus tôt.

— Merde. (Une voix de femme, tandis qu’elle se tournait vers le coiffeur, inconscient.) Maintenant, je l’ai anesthésié. Pas envie de lui inhiber les réflexes respiratoires, n’est-ce pas ? (Angie regarda la femme vérifier le pouls de sa victime.) J’suppose qu’ça ira…

Avait-elle haussé les épaules, sous la parka orange ?

— Sécurité ?

— Quoi ? (Éclair des lunettes.)

— Êtes-vous de la Sécurité du Réseau ?

— Merde ! Ceci est un enlèvement.

— Non ?

— Un peu, tiens.

— Pourquoi ?

— Pour aucune des raisons habituelles. Quelqu’un y a été contraint. M’y a contrainte aussi. J’étais censée organiser ça pour la semaine prochaine. Qu’ils aillent se faire foutre. De toute façon, fallait que je vous parle.

— Ah bon ? Me parler ?

— Connaissez une certaine 3Jane ?

— Non. Je veux dire si, mais…

— Te fatigue pas. Faut qu’on s’tire, fissa.

— Porphyre…

— Y va pas tarder à se réveiller. Vu sa tête, j’aime mieux pas être dans les parages quand ça se produira…

31. 3JANE

Si cela faisait partie de la grande maison de campagne de Bobby, jugea la Ruse en ouvrant les yeux pour découvrir la courbe serrée de l’étroit corridor, alors la baraque était encore plus bizarre qu’il ne l’avait cru lors de sa première visite. L’atmosphère était épaisse, pesante, et la lumière qui tombait de la rampe de dalles verdâtres au plafond lui donnait l’impression d’évoluer sous l’eau. Le tunnel était revêtu d’une sorte de béton vitrifié. On se serait cru en prison.

— On a peut-être débarqué dans la cave, hasarda-t-il, en remarquant la légère réverbération de ses paroles sur le béton.

— Pas de raison qu’on soit tombés sur la reconstitution que t’as vue la dernière fois, remarqua Gentry.

— Alors, qu’est-ce que c’est ? (La Ruse toucha la paroi de béton : tiède.)

— Peu importe, dit Gentry.

Il s’ébranla dans la direction vers laquelle ils regardaient tous les deux. Au-delà du virage, le sol était constitué d’une mosaïque inégale de faïence brisée, éclats moulés dans une sorte de résine, qui glissaient sous leurs bottes.

— Regarde-moi ce truc…

Des milliers de motifs différents et bariolés dans tous ces éclats de faïence, mais sans plan d’ensemble, une simple juxtaposition au hasard.

— De l’art. (Gentry haussa les épaules.) Le dada d’un quelconque bonhomme. Ça devrait te plaire, Henry la Ruse.

Quels qu’aient pu en être les auteurs, ils ne s’étaient pas fatigués pour recouvrir les murs. La Ruse s’agenouilla et fit courir ses doigts sur la paroi ; il sentait les arêtes rugueuses des éclats de céramique et entre, les joints vitrifiés de plastique durci.

— Qu’est-ce que c’est censé vouloir dire « dada » ?

— C’est comme ces trucs que tu construis, la Ruse. Tes jouets en tôle…

Gentry lui lança son sourire crispé de dément.

— T’y connais rien, dit la Ruse. Tu passes toute ta putain d’existence à essayer de deviner quelle forme a le cyberspace, mec, et il a sans doute pas de forme du tout, et de toute façon, qu’est-ce qu’on en a à foutre ?

Il n’y avait rien d’aléatoire dans le Juge et les autres créations. Le processus en revanche l’était, aléatoire, même si les résultats devaient se conformer à quelque nécessité intérieure qu’il était incapable de d’appréhender directement.

— Allez, viens, dit Gentry.

La Ruse resta planté où il était, fixant les yeux pâles de Gentry, rendus gris par cet éclairage, fixant ce visage crispé. Et d’abord, pourquoi s’était-il fourré avec ce type ?

Parce qu’on avait besoin de compagnie, sur la Solitude. Pas simplement pour l’électricité ; toute cette histoire de propriétaire n’était en vérité que du flan. Non, il supposa que c’était avant tout par besoin de compagnie. L’Oiseau ne valait rien, question conversation, vu qu’il n’y avait pas grand-chose qui l’intéressait et que tout ce qu’il pouvait raconter n’était qu’un tissu de sornettes. Et même si Gentry ne l’avait jamais admis, la Ruse avait comme l’impression qu’il était quand même au courant de certains trucs.

— Ouais, dit la Ruse en se relevant, allons-y.

Le tunnel se repliait sur lui-même comme un boyau. La section au sol de mosaïque était loin derrière eux à présent, perdue derrière Dieu sait combien de virages et de courtes volées de marches qui montaient ou descendaient. La Ruse essayait toujours d’imaginer un édifice qui eût des entrailles pareilles, mais il en était incapable. Gentry marchait à grands pas, les sourcils froncés, en se mordillant les lèvres. La Ruse avait l’impression que l’air s’était encore alourdi. Au sommet d’un nouvel escalier, ils débouchèrent sur un passage rectiligne qui s’étrécissait jusqu’à un point au loin, dans l’une et l’autre direction. Le boyau était plus large que dans les passages sinueux, et le sol en était moelleux. Une accumulation de petits tapis, apparemment déroulés par centaines en couches successives sur le béton, le tapissait. Chaque carpette possédait son motif et ses couleurs propres, avec quantité de bleus et de rouges mais toutes arboraient les mêmes motifs triangulaires ou en losange. Une forte odeur de poussière semblait s’en dégager, ils avaient l’air si vieux. Ceux du dessus, près du centre du passage, étaient usés jusqu’à la corde, par plaques. Ils formaient une piste, comme si quelqu’un les avait arpentés des années durant. Au plafond, certains tubes du bandeau lumineux étaient éteints, d’autres palpitaient faiblement.

— Par où on prend ? demanda la Ruse.

Gentry regardait vers le bout du passage, en triturant sa grosse lèvre inférieure entre le pouce et l’index.

— Par ici.

— Pourquoi ça ?

— Parce que ça n’a aucune importance.

Marcher sur ces tapis fatiguait la Ruse. Il était obligé de faire attention à ne pas glisser les orteils dans l’un des trous causés par l’usure. À un moment, il marcha sur une dalle de verre tombée du bandeau lumineux. À intervalles réguliers, maintenant, ils dépassaient des sections de mur où l’on avait apparemment scellé d’anciens portails en rajoutant du béton. À ces endroits, la paroi était nue, elle avait toujours la même forme en arche mais coulée dans un béton un peu plus pâle et avec une structure légèrement différente.

— Gentry, ça doit être sous terre, pas vrai ? Comme une espèce de sous-sol…

Gentry s’arrêta si brusquement que la Ruse lui rentra dedans et tous deux restèrent plantés là, à regarder la fille qui se trouvait au bout du couloir.

Elle leur dit quelque chose dans une langue que la Ruse prit pour du français. La voix était légère et musicale, le ton, direct. Elle souriait. Teint pâle sous des cheveux bruns bouclés, visage fin aux pommettes hautes, grand nez mince et bouche large.