Gentry devait observer la scène depuis l’étage, par l’étroite meurtrière en plexiglas encastrée dans le mur, au-dessus du portail.
Quelque chose cliqueta dans le noir, sur sa droite. La Ruse se tourna juste à temps pour discerner l’Oiseau dans la faible lumière à une autre ouverture, peut-être huit mètres plus loin, le long du mur, et voir surtout le tube d’alliage nu du silencieux lorsque le garçon leva son 22 long rifle.
— L’Oiseau ! Non…
Phalène de rubis sur la joue de l’Oiseau, trahissant le faisceau d’un télémètre laser installé quelque part sur la Solitude. Le garçon fut projeté à l’intérieur du bâtiment tandis que la détonation transperçait les fenêtres béantes pour résonner sur les murs. Le seul bruit qui suivit fut celui du silencieux qui roulait sur le béton.
— Et puis merde, fit allègrement la voix, on vous a laissé votre chance.
La Ruse risqua un œil par-dessus le rebord de la fenêtre et vit l’homme regagner en courant l’aéroglisseur.
Combien étaient-ils, là-bas ? L’Oiseau ne l’avait pas dit. Deux glisseurs, le Honda… Dix ? Peut-être plus ? À moins que Gentry n’ait un pistolet planqué quelque part, le fusil de l’Oiseau était leur seule arme.
Les turbines du glisseur se mirent en route. Il supposa qu’ils allaient tout simplement entrer de force. Ils avaient des télémètres laser, et sans doute possédaient-ils aussi des viseurs infrarouges.
Puis il entendit l’un des Enquêteurs, le bruit de ses chenilles en inox sur le sol en béton. La machine rampa hors de l’obscurité, son dard de scorpion à pointe en thermite pointé vers le bas. Le châssis avait commencé sa carrière un demi-siècle plus tôt sous l’aspect d’un robot de manutention destiné à manipuler à distance les déchets toxiques ou à décontaminer les installations nucléaires. La Ruse avait découvert à Newark trois engins non assemblés qu’il avait troqués contre une Volkswagen.
Gentry. La Ruse avait laissé le boîtier de commande à l’étage, dans le loft.
L’Enquêteur continua son petit bonhomme de chemin pour venir s’immobiliser devant le portail grand ouvert, face à la Solitude et à l’aéroglisseur qui avançait. L’engin radiocommandé avait la taille d’une grosse moto, avec un châssis tubulaire qui révélait un fouillis dense de servomoteurs, de réservoirs d’air comprimé, de boulons, d’engrenages et de circuits hydrauliques. Deux paires de pinces à l’aspect menaçant s’ouvraient de part et d’autre de son modeste boîtier à instruments. La Ruse ne se souvenait plus très bien d’où elles provenaient, peut-être d’un quelconque engin agricole.
L’aéroglisseur était un lourd modèle industriel. D’épaisses feuilles de blindage en plastique gris avaient été boulonnées sur le pare-brise et les glaces latérales, avec d’étroites meurtrières percées au centre de chaque panneau.
L’Enquêteur s’ébranla ; les chenilles d’acier soulevaient des gerbes de glace et d’éclats de béton tandis qu’il fonçait droit sur le glisseur, les pinces ouvertes au maximum. Le pilote de ce dernier inversa les gaz, luttant contre l’inertie.
Les pinces de l’Enquêteur claquèrent furieusement contre la saillie de la jupe avant, dérapèrent, claquèrent à nouveau. La jupe était renforcée d’une résille en fibre de carbone. Puis Gentry se souvint de la lance en thermite. Elle s’alluma, boule dense de lumière blanc cru, qui survola les pinces inutiles pour plonger dans la jupe comme un couteau dans du carton. Les chenilles de l’Enquêteur tournoyèrent tandis que Gentry poussait l’engin contre la jupe qui s’affaissait, la lance étendue au maximum. La Ruse se rendit soudain compte qu’il s’était mis à hurler quelque chose, mais il aurait été incapable de dire quoi. Il était debout, à présent, tandis que les pinces trouvaient finalement prise sur le rebord déchiré de la jupe de l’appareil.
Il se jeta de nouveau à terre lorsqu’une silhouette à capuche et lunettes jaillit d’une écoutille sur le toit du glisseur, telle une marionnette armée, et vida un chargeur de calibre 12, faisant jaillir des étincelles de l’Enquêteur qui continuait à se mâcher un passage dans la jupe de sustentation, bien visible à contre-jour sur la pulsation blanche de la lance. L’Enquêteur s’immobilisa, les pinces fermement agrippées à la toile lacérée ; le tireur disparut à nouveau dans son écoutille.
Une ligne d’alimentation ? Un servo ? Qu’est-ce que le type avait touché ? La pulsation blanche était en train de mourir, elle était presque éteinte.
L’aéroglisseur se mit à reculer, lentement, vers la plaine rouillée, traînant avec lui l’Enquêteur.
Il était déjà loin, hors de la lumière, seulement visible parce qu’il bougeait, quand Gentry découvrit la combinaison de boutons qui activaient le lance-flammes dont la buse était montée à la jonction des pinces. La Ruse regarda, fasciné, l’Enquêteur enflammer ses dix litres de mélange d’essence et de détergent, pulvérisés à haute pression. Il avait récupéré la buse, il se souvenait à présent, sur un épandeur de pesticide.
Le dispositif fonctionna à la perfection.
36. ENVOÛTEUR
L’aéroglisseur se dirigeait vers le sud quand Maman Brigitte réapparut. La femme aux yeux d’argent scellés abandonna la berline grise dans un autre parking et la prostituée avec le visage d’Angie racontait une histoire confuse : Cleveland, la Floride, quelqu’un qui avait été son petit ami, ou son souteneur, ou les deux…
Mais Angie avait entendu la voix de Brigitte, dans la cabine de l’hélicoptère, sur le toit du New Suzuki Envoy : Fais-lui confiance, mon enfant. En cela, elle accomplit la volonté du loa.
Prisonnière sur son siège, la boucle de sa ceinture encastrée dans un bloc de plastique rigide, Angie avait regardé la femme intercepter l’ordinateur de l’hélicoptère pour activer un dispositif d’urgence qui permettait de passer en pilotage manuel.
Et maintenant, cette autoroute sous la pluie d’hiver, la fille qui parlait à nouveau, sa voix couvrant le chuintement des essuie-glaces…
Dans la lueur des cierges, murs de pierre chaulés, pâles phalènes voletant dans les branches des saules pleureurs.
Ton temps touche à sa fin.
Et voilà qu’ils sont là, les Cavaliers, les loa : Papa Legba, éclatant et fluide comme le mercure ; Ezili Freda, qui est mère et reine ; Samedi, le Baron Cimetière, mousse sur des os corrodés ; Similor ; Madame Travaux ; plein d’autres… Ils emplissent le creux qui est Grande Brigitte. Le souffle de leurs voix est le bruit du vent, de l’eau vive, de la ruche…
Ils se tortillent au-dessus du sol comme la chaleur sur la chaussée d’une route en été, et cela n’a jamais atteint cette ampleur, pour Angie, cette gravité, cette impression de chute, ce degré de renoncement…
Vers un lieu d’où parle Legba, sa voix qui résonne comme un bidon de tôle…
Il conte une histoire.
Dans la tourmente des images, Angie observe l’évolution de l’intelligence des machines : cercles de pierre, horloges, métiers à vapeur, forêt cliquetante du laiton des rochets et des échappements, puis vide prisonnier du verre soufflé, chaleur de l’âtre électronique diffusée par des filaments fins comme des cheveux, imposantes batteries de tubes et d’interrupteurs, messages de décodage cryptés par d’autres machines… Les tubes, éphémères et fragiles, se condensent, deviennent des transistors ; les circuits s’intègrent à leur tour, se condensent dans le silicium…
Le silicium approche de certaines limites fonctionnelles…
Et la voici de retour dans la vidéo de Becker, l’histoire des Tessier-Ashpool entrelacée de rêves qui sont les souvenirs de 3Jane, et pourtant il parle toujours, Legba, et le conte ne forme qu’un seul conte, brins innombrables noués autour d’un nœud commun, caché ; la mère de 3Jane, créant les intelligences jumelles un jour destinées à s’unir, l’arrivée d’étrangers (et soudain, Angie se rend compte qu’elle connaît Molly, également, par ses rêves), la fusion, la folie de 3Jane…