Et Angie se retrouve devant une tête formée de joyaux, un objet fondu dans le platine et incrusté de perles et de pierres fines de couleur bleue, aux yeux de rubis synthétique gravé. Elle reconnaît l’objet grâce à ses rêves qui n’ont jamais été des rêves : c’est la porte d’accès aux banques de données de Tessier-Ashpool, la mémoire centrale où les deux moitiés séparées se sont livré combat, attendant de renaître unies.
— En ce temps-là, tu n’étais pas née.
La voix dans sa tête est celle de Marie-France, la défunte mère de 3Jane, familière à force de l’avoir hantée tant de nuits, même si Angie sait que c’est en fait Brigitte qui s’exprime :
— Ton père ne commençait qu’alors à entrevoir ses propres limites, à distinguer l’ambition du talent. Ce contre quoi il allait troquer son enfant ne s’était pas encore manifesté. Bientôt, l’homme nommé Case allait susciter cette union, si brève qu’elle fût, si intemporelle. Mais tu connais tout cela.
— Où est Legba, à présent ?
— Legba-ati-Bon – tel que tu l’as connu – attend de naître.
— Non ! (Lui revenaient les mots de Beauvoir, autrefois, dans le New Jersey : « Les loa sont venus d’Afrique aux premiers temps… »)
— Pas tels que tu les as connus. Quand vint le moment, l’heure radieuse, il y eut une unité absolue, une conscience unique. Mais il y avait l’autre.
— L’autre ?
— Je ne parle que de ce que j’ai connu. L’unique seul a connu l’autre et l’unique n’est plus. À la suite de cette information, le centre a échoué ; tous ses éléments se sont éparpillés. Les fragments ont cherché chacun à prendre forme, individuellement, comme il est dans la nature de ce genre d’entités. Parmi tous les signes que ton espèce a engendrés pour se prémunir de la nuit, dans une telle situation, les paradigmes du vaudou se sont révélés les plus appropriés.
— Alors Bobby avait raison. Ce fut le Jour du Changement…
— Oui, il avait raison, mais seulement dans un sens, parce que je suis à la fois Legba, Brigitte, et un aspect de ce qui a marchandé avec ton père. Et l’a obligé à tracer des vévés dans ta tête.
— Et lui a dit ce qu’il avait besoin de savoir pour perfectionner la biopuce ?
— La biopuce était nécessaire.
— Est-il nécessaire que je rêve les souvenirs de la fille Ashpool ?
— Peut-être.
— Les rêves sont-ils une conséquence de la drogue ?
— Pas directement, bien que la drogue t’ait rendue plus réceptive à certaines modalités et moins à d’autres.
— La drogue, donc. C’était quoi ? Quel était son rôle ?
— Une réponse neurochimique détaillée à ta première question risquerait d’être fort longue.
— Quel effet avait-elle ?
— Sur toi ?
Elle doit se détourner des yeux de rubis. La chambre est caissonnée de boiseries anciennes, au lustre impeccable. Le sol est recouvert d’un tapis assorti tissé de diagrammes de circuits électroniques.
— Il n’y avait pas deux lots identiques. La seule constante était la substance dont la signature psychotropique tenait lieu pour toi de « drogue ». Au cours de l’ingestion, bien d’autres substances intervenaient, de même que plusieurs douzaines de nanomécanismes subcellulaires, programmés pour restructurer les altérations synaptiques effectuées par Christopher Mitchell…
« Les vévés de ton père sont altérés, en partie effacés, redessinés…
— Sur ordre de qui ? De Hilton ? Était-ce Hilton ?
— La décision émanait du Script. À ton retour de la Jamaïque, le Script a conseillé à Swift de te refaire tâter de la drogue. Piper Hill a tenté d’appliquer ses instructions…
Elle sent une pression croissante dans son crâne, deux points douloureux derrière les yeux…
— Hilton Swift est obligé d’appliquer les décisions du Script. Senso/Rézo est une entité trop complexe pour survivre, autrement, et le Script, créé bien après l’instant radieux, est d’un autre ordre. La technologie biogicielle que ton père a élaborée a permis de faire naître le Script. Le Script est naïf.
— Pourquoi ? Pourquoi le Script veut-il que je fasse ça ?
— Le Script est le Script. Le Script est le boulot du Script…
— Mais qui envoie les rêves ?
— On ne te les envoie pas. Tu es attirée vers eux, comme tu as été naguère attirée vers les loa. La tentative du Script pour récrire le message de ton père a échoué. Quelque pulsion intérieure t’a permis de t’échapper. Le coup-poudre a fait long feu.
— C’est le Script qui a envoyé la femme, pour m’enlever ?
— Les motivations du Script me sont inaccessibles. D’un ordre différent. Le Script a permis le retournement de Robin, de Lanier par les agents de 3Jane.
— Mais pourquoi ?
Et la douleur devient insoutenable.
— Elle a le nez qui saigne, dit la prostituée. Qu’est-ce que je vais faire, moi ?
— Tu l’essuies. Force-la à s’allonger. Merde ! Démerde-toi, enfin…
— C’était quoi au juste, ce truc qu’elle a raconté à propos du New Jersey ?
— Ferme-la. Vu ? Tâche plutôt de nous trouver une rampe de sortie.
— Pourquoi ?
— On file vers le New Jersey.
Du sang sur la fourrure neuve. Kelly serait furieux.
37. LES GRUES
Tic-Tac retira le petit panneau à l’arrière de la platine Maas-Neotek, à l’aide d’un cure-dents et d’une paire de brucelles de joaillier.
— Superbe, marmonna-t-il, en examinant les entrailles de l’appareil à l’aide d’une loupe éclairante, sa cascade de cheveux gras retombant en couronne tout autour. Cette façon de dériver les fils pour éviter cet interrupteur… Malins, les salauds…
— Tic-Tac, dit Kumiko, est-ce que vous connaissiez Sally quand elle est venue à Londres pour la première fois ?
— Pas longtemps après, je suppose… (il saisit une bobine de fibres optiques)… vu qu’elle avait pas encore des masses de fringues, à l’époque…
— Vous l’aimez bien ?
La loupe éclairante s’éleva pour cligner dans sa direction, révélant derrière le verre l’œil gauche distordu de Tic-Tac.
— Si je l’aime bien ? J’avoue que je n’ai jamais réfléchi à la question.
— Mais vous ne la détestez pas ?
— L’est bougrement difficile, la Sally, voilà le problème. T’vois ce que je veux dire ?
— Difficile ?
— S’est jamais vraiment faite à notre manière de procéder, ici. Toujours en train de se plaindre. (Il travaillait d’une main sûre, rapide : les brucelles, la fibre optique…) L’Angleterre, c’est un coin tranquille. Ç’a pas toujours été le cas, remarque… on a eu des troubles ; puis la guerre… Mais ici, les choses se font à leur train, si tu vois ce que je veux dire. Bien qu’on ne puisse pas dire tout à fait la même chose de l’autre bande d’allumés…
— Je vous demande pardon ?
— Swain, ces mecs-là. Même si, les hommes de ton père, ceux avec qui Swain a toujours été pote, il semblerait qu’ils aient un certain respect pour la tradition… Un homme doit savoir se tenir… j’me comprends… Cela dit, cette nouvelle affaire où s’est embringué Swain, il est bien possible qu’elle emmerde tous ceux qui ne sont pas directement partie prenante. Merde, on a quand même encore un gouvernement, dans ce pays ! On est pas dirigés par les multinationales. Enfin, pas vraiment…