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— Il faut que vous essayiez de contacter Sally, s’impatienta Kumiko.

Cette chose – la macroforme, l’anomalie – lui paraissait de peu d’intérêt même si Tic-Tac et Colin s’accordaient à la trouver extraordinaire.

— Regardez-moi ça, dit Tic-Tac. Il pourrait y avoir un univers entier, là-dedans…

— Et vous ne savez pas ce que c’est ?

Elle observait Tic-Tac ; ses yeux avaient ce regard lointain qui signifiait que ses mains s’affairaient, là-bas à Brixton, sur le clavier de sa console.

— Ça représente une énorme quantité de données, dit Colin.

— Je viens d’essayer d’établir une liaison avec cette reconstitution, celle qu’elle a appelée le Finnois, expliqua Tic-Tac, les yeux à nouveau fixés sur eux, une trace d’inquiétude dans la voix, mais impossible d’y pénétrer. J’ai eu alors l’impression qu’il y avait quelque chose là-dedans qui nous attendait, tapi dans l’obscurité… Je crois qu’il vaudrait mieux qu’on se déconnecte, à présent…

Un point noir, sur la courbe opaline, au contour parfaitement défini…

— Bordel de merde… s’écria Tic-Tac.

— Coupe la liaison ! dit Colin.

— Impossible ! Y nous a chopés…

Kumiko regarda sous ses pieds la forme de navire s’allonger, s’étirer en un fil d’azur, aspiré dans le vide qui la séparait de cette tache ronde d’obscurité. Et puis, en un instant de totale étrangeté, elle aussi, en même temps que Tic-Tac et Colin, se vit à son tour étirée jusqu’à une exquise minceur…

Pour se retrouver dans le Parc Ueno, par un après-midi de fin d’automne, près des eaux calmes du bassin de Shinobazu, sa mère assise près d’elle sur un banc lisse et glacé en stratifié de carbone, plus belle à présent que dans son souvenir. Ses lèvres étaient pleines, couvertes d’un rouge vif et soulignées, Kumiko le savait, d’un trait du pinceau le plus fin. Elle était vêtue de sa veste française noire, avec un col de fourrure sombre qui encadrait son sourire de bienvenue.

Kumiko ne pouvait que rester interdite, figée autour du globe froid de peur qui serrait son cœur.

— Tu t’es montrée une petite fille stupide, Kumi, dit sa mère. T’imaginais-tu que je t’oublierais, ou que je t’abandonnerais à l’hiver londonien et aux mains des brigands à la solde de ton père ?

Kumiko regardait ses lèvres parfaites, légèrement entrouvertes sur ses dents blanches ; des dents entretenues, elle le savait, par le meilleur dentiste de Tokyo.

— Tu es morte, s’entendit-elle dire.

— Non, répondit sa mère, souriante, pas maintenant. Pas ici, dans le Parc Ueno. Regarde les grues, Kumi.

Mais Kumiko ne voulait pas tourner la tête.

— Regarde les grues.

— Merde, fous-moi le camp, toi ! lança Tic-Tac, et Kumiko se retourna brutalement et découvrit son visage pâle et déformé, couvert d’une pellicule de sueur, avec ses mèches huileuses plaquées sur le front.

— Je suis sa mère.

— C’est pas ta maman, pigé ? (Tic-Tac tremblait, sa silhouette tordue vibrait comme s’il luttait contre une tempête.) Pas… ta… maman…

Il y avait des auréoles sombres sous les manches de son complet gris. Les poings serrés, il essayait d’avancer encore d’un pas.

— Tu es malade, disait la mère de Kumiko, sur un ton plein de sollicitude, il faut que tu te couches.

Tic-Tac s’effondra à genoux, plaqué au sol par un poids invisible.

— Arrête ! s’écria Kumiko.

Quelque chose écrasa le visage de Tic-Tac contre le béton pastel de l’allée.

— Arrête !

Le bras gauche de Tic-Tac jaillit tout droit et se mit à pivoter lentement, le poing toujours serré à s’en faire blanchir les phalanges. Kumiko entendit quelque chose céder, os ou ligament, et Tic-Tac pousser un hurlement.

Sa mère se mit à rire.

Kumiko la frappa en plein visage et sentit une douleur fulgurante et bien réelle dans son bras.

Le visage de sa mère clignota, devint un autre visage. Un visage de gaijin aux lèvres larges, au nez mince et pointu.

Tic-Tac étouffa un grognement.

— Eh bien, entendit-elle Colin remarquer, tout cela n’est-il pas du plus grand intérêt ?

Elle se retourna pour le découvrir, en selle sur l’un des chevaux de la gravure de scène de chasse, représentation stylisée d’un animal, à l’encolure gracieuse, qui se dirigeait vers elles au petit trot.

— Désolé, mais il m’a fallu du temps pour vous retrouver. Cette structure est d’une superbe complexité. Une espèce d’univers de poche. On y trouve un peu de tout, en fait.

Le cheval s’arrêta devant elles.

— Jouet, dit la chose qui avait le visage de la mère de Kumiko, tu oses t’adresser à moi ?

— Parfaitement. Vous êtes Dame 3Jane Tessier-Ashpool ou plutôt, feu Dame 3Jane Tessier-Ashpool, décédée depuis déjà un certain temps, domiciliée jadis Villa Lumierrante. Cette représentation plutôt réussie d’un parc de Tokyo est une construction que vous venez à l’instant d’élaborer à partir des souvenirs de Kumiko, n’est-ce pas ?

— Meurs ! (Elle leva une main blanche : en jaillit une forme en replis de néon.)

— Non, dit Colin. (La grue se brisa, ses fragments le traversèrent en tourbillonnant, éclats fantômes, grêle lointaine.) Ça ne marche pas, désolé. Je me suis souvenu de ce que j’étais. J’ai retrouvé les éléments qu’ils avaient planqués dans les cases réservées à Shakespeare, Thackeray et Blake. J’ai été modifié pour assurer la protection de Kumiko dans des situations bien plus radicales que celles envisagées par mes concepteurs initiaux. Je suis un tacticien.

— Tu n’es rien du tout.

Aux pieds de la femme, Tic-Tac commençait à se tortiller.

— Vous faites erreur, je le crains. Ici, au sein de cette… folie conçue par vous, 3Jane, je suis tout aussi réel que vous. Voyez-vous, Kumiko, dit-il en descendant de selle, la mystérieuse macroforme de Tic-Tac est en fait un gigantesque empilement de biopuces dessinées sur commande. Une sorte d’univers en réduction. Je l’ai parcouru de haut en bas et il y a là sans aucun doute bien des choses à voir, à apprendre. Cette… personne, si nous décidons de la considérer ainsi, l’a créé avec l’ambition pathétique de parvenir, oh, non pas à l’immortalité, mais simplement à l’assouvissement de ses caprices. Ses caprices étroits, obsessionnels et singulièrement puérils. Qui aurait imaginé cela ? Qui aurait imaginé que la cible de la plus dévorante, la plus absolue jalousie de Dame 3Jane fût Angela Mitchell ?

— Meurs ! Tu vas mourir ! Je te tue ! Sur-le-champ !

— Essayez toujours, dit Colin avec un sourire. Vois-tu, Kumiko, 3Jane connaissait un secret concernant Mitchell, ses relations avec la matrice ; Mitchell, à une époque, avait eu le potentiel pour devenir, disons, un élément clé, même si cela n’en valait pas la peine. Et 3Jane était jalouse…

La silhouette de la mère de Kumiko disparut en fumée.

— Ô mon Dieu ! s’écria Colin, je l’ai épuisée, j’en ai peur. Nous nous étions lancés simultanément dans une espèce de bataille rangée, sur un niveau différent du programme de commande. Match nul, mais ce n’est que partie remise, car je suis certain qu’elle va rallier…

Tic-Tac s’était relevé et se massait maladroitement le bras.

— Bon Dieu ! s’exclama-t-il, j’étais sûr qu’elle me l’avait cassé…

— Il l’était, dit Colin, mais dans sa rage elle a oublié de sauvegarder cette partie de la configuration avant de partir.

Kumiko se rapprocha du cheval. Il n’avait absolument rien de commun avec un véritable animal. Elle toucha son flanc : froid et sec comme du vieux papier.