— Qu’allons-nous faire, à présent ?
— Vous faire sortir d’ici. Allez, venez tous les deux. Montez. Kumiko devant, Tic-Tac derrière.
Ce dernier regarda le cheval :
— Là-dessus ?
Ils n’avaient rencontré personne d’autre tandis qu’ils se dirigeaient vers un rideau de verdure qui s’avérait graduellement n’avoir rien d’un parc japonais.
— Mais nous devrions être à Tokyo, protesta Kumiko, comme ils pénétraient dans le bois.
— Tout ceci est un peu schématique, admit Colin, bien que, j’imagine, on pourrait y retrouver une sorte de Tokyo, en y regardant bien. Il me semble pourtant connaître une sortie…
Puis il se mit à leur en dire plus sur 3Jane, sur Sally, sur Angela Mitchell. Et tout ce qu’il racontait était fort étrange.
Les arbres étaient très gros à l’autre bout de la forêt. Ils en émergèrent pour se retrouver dans une prairie couverte d’herbes hautes et de fleurs sauvages.
— Regardez ! s’exclama Kumiko en avisant à travers les branches une grande bâtisse grise.
— Oui, dit Colin, l’original se trouve dans la banlieue de Paris. Mais nous y sommes presque. À la sortie, je veux dire…
— Colin ! Vous avez vu ? Une femme, là…
— Oui, dit-il, sans prendre la peine de tourner la tête, Angela Mitchell…
— Vraiment ? Elle est ici ?
— Non, rectifia-t-il, pas encore.
Puis Kumiko aperçut les planeurs. Superbes, frémissant dans la brise.
— Nous y voilà, dit Colin. Tic-Tac va vous ramener dans un de ces…
— Nom de Dieu ! protesta ce dernier, dans leur dos.
— C’est simple comme bonjour. Exactement comme si tu pilotais ta console. C’est du pareil au même, en l’occurrence…
Margate Road, des éclats de rire, des cris avinés, le fracas de bouteilles contre les murs en brique.
Kumiko se retrouva assise, parfaitement immobile, dans le lourd fauteuil capitonné ; les yeux hermétiquement clos, elle se remémora l’essor du planeur dans le bleu du ciel et puis… autre chose.
Un téléphone se mit à sonner.
Elle ouvrit brusquement les yeux, bondit de son siège, passa en trombe devant Tic-Tac, louvoya entre ses empilements de matériel, à la recherche du téléphone. Qu’elle trouva enfin pour entendre Sally dire, par-dessus de douces vagues de parasites :
— Alors, p’tit père, qu’est-ce qu’il y a encore ? Eh, Tic-Tac ? Tout va bien, mec ?
— Sally ! Sally, où es-tu ?
— Dans le New Jersey. Eh, mon chou ? Mon chou, qu’est-ce qui se passe ?
— Je n’arrive pas à te voir, Sally, l’écran est vide !
— J’appelle d’une cabine. Du New Jersey. Quelles nouvelles ?
— J’ai tant de choses à te raconter…
— Vas-y, dit Sally. C’est moi qui paie.
38. LA GUERRE DE LA FABRIQUE
Ils regardèrent flamber le glisseur depuis la grande baie à l’extrémité du loft de Gentry. Il entendait à présent la même voix amplifiée :
— Vous croyez que c’est vachement drôle, hein ? Ahahahahahahahahahah, eh bien, nous aussi ! Les mecs, on vous trouve franchement impayables, alors, à présent, on va s’éclater tous ensemble !
Impossible d’apercevoir qui que ce soit, il n’y avait que les flammes du glisseur.
— On va y aller à pied, dit Cherry, tout près de lui, prends juste de l’eau et quelques vivres si t’en as.
Elle avait les yeux rougis, le visage mouillé de larmes, mais sa voix était calme. Trop calme, jugea la Ruse.
— Allez, viens, la Ruse, qu’est-ce qu’on peut faire d’autre ?
Il se retourna vers Gentry, affalé dans son fauteuil devant la table holographique, la tête entre les mains et les yeux fixés sur la colonne blanche qui jaillissait du fouillis arc-en-ciel caractéristique du cyberspace de la Conurb. Gentry n’avait pas bougé, pas prononcé un mot, depuis qu’ils étaient remontés dans le loft. Les bottes de la Ruse avait laissé des empreintes sombres sur le sol derrière lui : le sang de Petit Oiseau ; il avait marché dedans en retraversant le hall de la Fabrique.
Puis Gentry parla :
— Je suis arrivé à faire fonctionner les autres. (Il regardait le boîtier de radiocommande posé sur ses genoux.)
— Chaque élément a son boîtier propre, expliqua la Ruse.
— C’est le moment de prendre conseil auprès du Comte, dit Gentry en lançant le boîtier à la Ruse.
— Moi, j’y retourne pas, dit ce dernier. T’y vas tout seul.
— Pas besoin, dit Gentry en effleurant une console sur son établi.
Bobby le Comte apparut sur un moniteur.
Les yeux de Cherry s’agrandirent :
— Dites-lui qu’il ne va pas tarder à être mort. Sauf si vous le débranchez de la matrice et que vous prévoyez une admission en urgence dans un service de réanimation. Dites-lui qu’il est en train de mourir.
Sur l’écran du moniteur, le visage de Bobby se figea. L’arrière-plan apparut soudain avec netteté : l’encolure d’un cerf en métal moulé, de longues herbes piquetées de fleurs blanches, les troncs épais de très vieux arbres.
— T’entends ça, connard ? hurla Cherry. T’es en train de crever ! T’as les poumons engorgés de lymphe, les reins qui ne fonctionnent plus, le cœur qui déconne… Tu me donnes envie de gerber !
— Gentry, dit Bobby d’une toute petite voix, rendue métallique par le minuscule haut-parleur latéral du moniteur, je ne sais pas de quel matériel vous disposez, mais j’ai mis au point une petite diversion.
— On n’a jamais vérifié l’état de la moto, dit Cherry, qui tenait la Ruse dans ses bras, on n’a jamais regardé. Il se pourrait qu’elle marche.
— Ça veut dire quoi, au juste, « mis au point une petite diversion » ?
La Ruse s’était libéré de son étreinte et regardait Bobby sur l’écran.
— Je travaille encore dessus. J’ai détourné un cargo-robot Borg-Ward qui venait de décoller de Newark.
La Ruse s’écarta de Cherry.
— Reste donc pas planté comme ça, cria-t-il à Gentry qui le regarda en hochant doucement la tête.
La Ruse sentit les premiers tressaillements d’une Korsakov, les infimes parcelles de mémoire qui se brouillaient par saccades.
— Il ne veut plus s’en aller nulle part, dit Bobby. Il a trouvé la Forme. Il veut juste voir comment tout ça s’organise, comment tout cela va finir. Des gens s’apprêtent à débarquer ici. Des amis, plus ou moins, pour vous soulager de l’aleph. En attendant, je vais voir ce que je peux faire avec ces connards.
— Je n’ai pas l’intention de rester ici à te regarder mourir, dit Cherry.
— Personne ne te le demande. Si tu veux mon conseil, barre-toi. Donnez-moi vingt minutes, le temps que je monte ma diversion.
Jamais la Fabrique n’avait paru vide à ce point.
Petit Oiseau était quelque part sur cette dalle. La Ruse ne cessait de songer à cet entrelacs de tongs et d’ossements pendus à sa poitrine, de plumes et de montres mécaniques rouillées, avec leurs aiguilles immobiles arrêtées chacune à une heure différente… Stupide pacotille de bidonville. Mais l’Oiseau ne serait plus jamais là. J’parie que je n’y serai pas non plus, à l’avenir, songea-t-il en précédant Cherry dans l’escalier branlant. Plus comme avant, en tout cas. Ils n’avaient pas le temps de déménager les machines, pas sans un plateau et de l’aide ; il s’imagina qu’une fois parti, il ne reviendrait plus. La Fabrique ne serait plus jamais comme avant.