— Tu as eu raison de t’enfuir de la maison de Swain, reprit son père.
Elle croisa de nouveau son regard.
— C’est votre kobun.
— Plus maintenant. Pendant qu’ici nous étions distraits par nos propres difficultés, il a formé de nouvelles et douteuses alliances, poursuivant des objectifs que nous ne pouvions pas approuver.
— Quelles difficultés, père ?
Y avait-il eu l’esquisse d’un sourire ?
— Tout cela est terminé. L’ordre et la concorde sont à nouveau rétablis.
— Euh, excusez-moi, monsieur Yanaka… commença Tic-Tac, puis il parut perdre définitivement sa voix.
— Oui, vous êtes… ?
Le visage tuméfié de Tic-Tac se déforma en un large rictus particulièrement lugubre.
— Il s’appelle Tic-Tac, père. Il m’a abritée et protégée. C’est lui, avec Col… enfin, avec la platine Maas-Neotek, qui m’a sauvé la vie, hier soir.
— Vraiment ? On ne m’en avait pas informé. Je croyais que tu n’avais pas quitté son appartement.
Sensation de froid…
— Comment ? demanda-t-elle en s’avançant sur son siège. Comment avez-vous pu savoir ?
— La platine Maas-Neotek a émis ta destination, sitôt celle-ci connue, et dès que le boîtier fut hors de portée des détecteurs de Swain. (Elle se rappela le vendeur de nouilles.) Sans bien entendu en informer celui-ci. Mais le boîtier n’a jamais émis d’autre message.
— Il était cassé. Un accident.
— Et malgré tout, il t’a sauvé la vie ?
— Monsieur, intervint Tic-Tac, je vous demande pardon mais… ce que je voudrais savoir, c’est si je suis couvert ?
— Couvert ?
— Protégé. Contre Swain, je veux dire, lui et ses copains des S.S. et toute la bande…
— Swain est mort.
Il y eut un silence.
— Mais quelqu’un doit bien le remplacer, sûrement. Enfin, pour vos affaires, je veux dire.
M. Yanaka considéra Tic-Tac avec une franche curiosité.
— Évidemment. Sinon, comment l’ordre et la concorde pourraient-ils continuer à régner ?
— Donnez-lui votre parole, père, qu’on ne lui fera pas de mal.
Le regard de Yanaka passa de Kumiko à l’homme grimaçant.
— Je vous témoigne, monsieur, ma profonde gratitude pour avoir protégé mon enfant. Je suis votre obligé…
— Ma fille, dit Kumiko.
— Bon Dieu, fit Tic-Tac, submergé par un sentiment de crainte respectueuse, un drôle de putain de truc, tiens…
— Père, reprit Kumiko, la nuit où ma mère est morte, aviez-vous donné l’ordre à vos secrétaires de la laisser sortir seule ?
Les yeux de son père étaient parfaitement froids. Elle les regarda s’emplir d’une tristesse qu’elle n’avait encore jamais connue chez lui.
— Non, répondit-il enfin, absolument pas.
Tic-Tac toussota.
— Merci, père. Puis-je à présent rentrer à Tokyo ?
— Tout à fait, si tel est ton souhait. Même si, je crois, on ne t’a pas laissée voir grand-chose de Londres. Mon associé va se rendre à l’appartement de Tic-Tac. Si tu désires explorer la ville, il prendra des dispositions en ce sens.
— Merci, père.
— Au revoir, Kumi.
Et sur ces mots, il disparut.
— Bon, maintenant, dit Tic-Tac avec une horrible grimace en tendant son bras valide, tu vas m’aider à sortir de ce…
— Mais vous avez besoin de soins médicaux…
— Ne les ai-je pas déjà eus ? (Il réussit à se lever et partait en claudiquant vers les toilettes quand Pétale ouvrit la porte donnant sur le hall sombre, à l’étage.) Merde, si t’as pété ma serrure, dit Tic-Tac, t’auras intérêt à me la payer…
— Pardon, dit Pétale, en plissant les yeux. Je venais chercher Mlle Yanaka.
— Pas de pot, mec. Elle vient d’avoir son papa au téléphone. Y nous a appris que Swain s’était fait rétamer. Et qu’il nous envoyait le nouveau patron. (Il sourit, d’un sourire torve, triomphant.)
— Mais, dit Pétale, avec douceur, le nouveau patron c’est moi.
42. LE SOL DE LA FABRIQUE
Cherry criait toujours.
— Que quelqu’un la fasse taire, dit Molly depuis la porte où elle se tenait, son petit pistolet à la main.
Mona croit se sentir en mesure de le faire, de transmettre à Cherry une partie de son calme, ce calme où tout parait intéressant et où rien vraiment ne presse, mais alors qu’elle va traverser la pièce, elle avise la sacoche froissée par terre, et se souvient qu’elle contient un timbre, de quoi aller peut-être aider Cherry à se calmer.
— Tenez, dit-elle en arrivant à ses côtés.
Elle retire la pellicule protectrice du timbre avant de l’appliquer contre le cou de la jeune femme. Les cris de celle-ci décroissent en un gargouillis étranglé tandis qu’elle s’effondre le long du mur de livres anciens, mais Mona est sûre que ça va aller mieux et de toute façon, on entend tirer en bas, des armes à feu. Derrière Molly, l’éclair blanc d’une balle traçante traverse avec fracas l’entrelacs de poutrelles d’acier tandis que Molly hurle à Gentry d’allumer cette putain de lumière.
Elle devait parler de l’éclairage du rez-de-chaussée car les lampes à leur étage sont parfaitement éblouissantes, au point même qu’elle peut déceler de petites perles floues et des traces colorées jaillissant tout autour des objets si elle les regarde attentivement. Des balles traçantes. C’était ainsi qu’on appelait ces projectiles lumineux. C’est Eddy qui le lui avait appris, en Floride, alors qu’au bout de la plage un vigile leur tirait dessus dans le noir.
— Ouais, la lumière, dit le visage sur le petit écran, la Sorcière est aveugle…
Mona lui sourit. Elle n’avait pas l’impression que quelqu’un d’autre avait entendu. La Sorcière.
Et voilà donc Gentry et la Ruse en train d’arracher tous ces paquets de gros câbles des murs où ils étaient fixés, pour les connecter avec ces boîtiers métalliques tandis que Cherry de Cleveland reste assise par terre, les yeux clos, et que Molly est tapie près de la porte, tenant son arme à deux mains et qu’Angie…
— Ne bouge pas.
La voix qui disait cela ne provenait pas de quelqu’un dans la pièce. Elle pensa qu’il pouvait s’agir de Lanette, elle aurait pu lui dire ça, à travers le temps, à travers le silence.
Parce que Angie était là, immobile, à terre, près de la civière du type mort, les jambes repliées sous elle comme une statue, l’entourant de ses bras.
La lumière baissa quand Gentry et la Ruse trouvèrent la connexion et elle crut entendre le visage sur le moniteur étouffer un cri, mais déjà elle se dirigeait vers Angie, ayant découvert (soudainement, totalement, si nettement que ça lui faisait mal) le mince filet de sang qui lui coulait de l’oreille gauche.
Même à cet instant, le calme se prolongeait, bien qu’elle pût déjà sentir des pointes de feu lui brûler le fond de la gorge, tandis qu’elle se rappelait des conseils de Lanette : « T’avise surtout pas de renifler ce truc, ça te bouffe les muqueuses… »
Et Molly s’était dressée, les bras tendus et baissés, non pas vers ce boîtier gris mais vers son pistolet, ce petit objet, et Mona l’entendit cracher : Snik-snik-snik, puis il y eut trois explosions, très loin, tout en bas, et il devait y avoir eu trois éclairs bleus mais les mains de Mona entouraient déjà Angie (elle sentait sur ses poignets la caresse de la fourrure maculée de sang) pour la regarder, regarder au fond de ses yeux absents, où la lumière s’éteignait déjà. Si loin, si terriblement loin.