«Je veux bien t'apprendre à lire et à écrire, si c'est ça que tu veux.» Sa voix était comme ses yeux, très calme et lointaine, comme s'il avait peur de faire trop de bruit en parlant.
«Tu ne sais vraiment rien du tout?»
«Non monsieur», dit Mondo.
L'homme avait pris dans son sac de plage un vieux canif à manche rouge et il avait commencé à graver les signes des lettres sur des galets bien plats. En même temps, il parlait à Mondo de tout ce qu'il y a dans les lettres, de tout ce qu'on peut y voir quand on les regarde et quand on les écoute. Il parlait de A qui est comme une grande mouche avec ses ailes repliées en arrière; de B qui est drôle, avec ses deux ventres, de C et D qui sont comme la lune, en croissant et à moitié pleine, et O qui est la lune tout entière dans le ciel noir. Le H est haut, c'est une échelle pour monter aux arbres et sur le toit des maisons; E et F, qui ressemblent à un râteau et à une pelle, et G, un gros homme assis dans un fauteuil; I danse sur la pointe de ses pieds, avec sa petite tête qui se détache à chaque bond, pendant que J se balance; mais K est cassé comme un vieillard, R marche à grandes enjambées comme un soldat, et Y est debout, les bras en l'air et crie: au secours! L est un arbre au bord de la rivière, M est une montagne; N est pour les noms, et les gens saluent de la main, P dort sur une patte et Q est assis sur sa queue; S, c'est toujours un serpent, Z toujours un éclair; T est beau, c'est comme le mât d'un bateau, U est comme un vase. V, W, ce sont des oiseaux, des vols d'oiseaux; X est une croix pour se souvenir.
Avec la pointe de son canif, le vieil homme traçait les signes sur les galets et les disposait devant Mondo.
«Quel est ton nom?»
«Mondo», disait Mondo.
Le vieil homme choisissait quelques galets, en ajoutait un autre.
«Regarde. C'est ton nom écrit, là.»
«C'est beau!» disait Mondo. «Il y a une montagne, la lune, quelqu'un qui salue le croissant de lune, et encore la lune. Pourquoi y a-t-il toutes ces lunes?»
«C'est dans ton nom, c'est tout», disait le vieil homme. «C'est comme ça que tu t'appelles.»
Il reprenait les galets.
«Et vous, monsieur? Qu'est-ce qu'il y a dans votre nom?»
Le vieil homme montrait les galets, l'un après l'autre, et Mondo les ramassait et les alignait devant lui.
«Il y a une montagne.»
«Oui, celle où je suis né.»
«Il y a une mouche.»
«J'étais peut-être une mouche, il y a longtemps, avant d'être un homme.»
«Il y a un homme qui marche, un soldat.»
«J'ai été soldat.»
«Il y a le croissant de la lune.»
«C'est elle qui était là à ma naissance.»
«Un râteau!»
«Le voilà!»
Le vieil homme montrait le râteau posé sur la plage.
«Il y a un arbre devant une rivière.»
«Oui, c'est peut-être comme cela que je reviendrai quand je serai mort, un arbre immobile devant une belle rivière.»
«C'est bien de savoir lire», disait Mondo. «Je voudrais bien savoir toutes les lettres.»
«Tu vas écrire, toi aussi», disait le vieil homme. Il lui donnait son canif et Mondo restait longtemps à graver les dessins des lettres sur les galets de la plage. Puis il les mettait à côté, pour voir quels noms cela faisait. Il y avait toujours beaucoup de O et de I parce que c'était eux qu'il préférait. Il aimait aussi les T, les Z, et les oiseaux V W. Le vieil homme lisait:
OVO OWO OTTO IZTI
et ça les faisait bien rire tous les deux.
Le vieil homme savait aussi beaucoup d'autres choses un peu étranges, qu'il racontait de sa voix douce, en regardant la mer. Il parlait d'un pays étranger, très loin de l'autre côté de la mer, un pays très grand où les gens étaient beaux et doux, où il n'y avait pas de guerres, et où personne n'avait peur de mourir. Dans ce pays il y avait un fleuve aussi large que la mer, et les gens allaient s'y baigner chaque soir, au coucher du soleil. Tandis qu'il parlait de ce pays-là, le vieil homme avait une voix encore plus douce et lente, et ses yeux pâles regardaient encore plus loin, comme s'il était déjà là-bas, au bord de ce fleuve.
«Est-ce que je pourrai venir avec vous?» demandait Mondo.
Le vieil homme avait posé sa main sur l'épaule de Mondo.
«Oui, je t'emmènerai.»
«Quand est-ce que vous partirez?»
«Je ne sais pas. Quand j'aurai assez d'argent. Dans un an, peut-être. Mais je t'emmènerai avec moi.»
Plus tard, le vieil homme reprenait son râteau et il continuait son travail un peu plus loin sur la plage. Mondo mettait dans sa poche les cailloux de son nom, il faisait un signe de la main à son ami et il partait.
Maintenant il y avait beaucoup de signes, partout, écrits sur les murs, sur les portes, ou sur les panneaux de fer. Mondo les voyait en marchant dans les rues de la ville, et il en reconnaissait quelques-uns au passage.
Sur le ciment du trottoir, il y avait des lettres gravées, comme ceci:
mais ce n'était pas facile à comprendre.
Quand la nuit tombait, Mondo retournait à la Maison de la Lumière d'Or. Il mangeait le riz et les légumes dans la grande salle, avec Thi Chin, puis il sortait dans le jardin. Il attendait que la petite femme vienne le rejoindre, et ils marchaient ensemble très lentement sur le sentier de gravier, jusqu'à ce qu'ils soient complètement entourés par les arbres et les buissons. Thi Chin prenait la main de Mondo et la serrait si fort qu'il avait mal. Mais c'était bien quand même, de marcher comme cela dans la nuit sans lumières, en tâtant du bout du pied pour ne pas tomber, guidés seulement par le bruit du gravier qui crissait sous les semelles. Mondo écoutait le chant strident du criquet caché, il sentait les odeurs des arbustes qui écartaient leurs feuilles dans la nuit. Ça faisait un peu tourner la tête, et c'était pour ça que la petite femme serrait très fort sa main, pour ne pas avoir le vertige.
«La nuit, tout sent bon», disait Mondo.
«C'est parce qu'on ne voit pas», disait Thi Chin. «On sent mieux, et on entend mieux quand on ne voit pas.»
Elle s'arrêtait sur le chemin.
«Regarde, on va voir les étoiles, maintenant.»
Le cri aigu du criquet résonnait tout près d'eux, comme s'il sortait du ciel même. Les étoiles apparaissaient, l'une après l'autre, elles palpitaient faiblement dans l'humidité de la nuit. Mondo les regardait, la tête renversée, en retenant son souffle.
«Elles sont belles, est-ce qu'elles disent quelque chose, Thi Chin?»
«Oui, elles disent beaucoup de choses, mais on ne comprend pas ce qu'elles disent.»
«Même si on savait lire, on ne pourrait pas comprendre?»
«Non, on ne pourrait pas, Mondo. Les hommes ne peuvent pas comprendre ce que disent les étoiles.»
«Peut-être qu'elles racontent ce qu'il y aura plus tard, dans très longtemps.»
«Oui, ou bien peut-être qu'elles se racontent des histoires.»
Thi Chin aussi les regardait sans bouger, en serrant très fort la main de Mondo.
«Peut-être qu'elles disent la route qu'il faut suivre, les pays où il faut aller.»
Mondo réfléchissait.
«Elles brillent fort maintenant. Peut-être qu'elles sont des âmes.»
Thi Chin voulait voir le visage de Mondo, mais tout était noir. Alors, tout d'un coup, elle se mettait à trembler, comme si elle avait peur. Elle serrait la main de Mondo contre sa poitrine, et elle appuyait sa joue contre son épaule. Sa voix était toute bizarre et triste, comme si quelque chose lui faisait mal.
«Mondo, Mondo…»
Elle répétait son nom avec sa voix étouffée et son corps tremblait.
«Qu'est-ce que vous avez?» demandait Mondo. Il essayait de la calmer en lui parlant. «Je suis là, je ne vais pas partir, je ne veux pas m'en aller.»
Il ne voyait pas le visage de Thi Chin, mais il devinait qu'elle pleurait, et c'était pour cela que son corps tremblait. Thi Chin s'écartait un peu, pour que Mondo ne sente pas couler ses larmes.