«Excuse-moi, je suis bête», disait-elle; mais sa voix n'arrivait pas à parler.
«Ne soyez pas triste», disait Mondo. Il l'entraînait à l'autre bout du jardin. «Venez, nous allons voir les lumières de la ville dans le ciel.»
Ils allaient jusqu'à l'endroit où on pouvait voir la grande lueur rose en forme de champignon, au-dessus des arbres. Il y avait même un avion qui passait en clignotant, et ça les faisait rire.
Puis ils s'asseyaient sur le chemin de gravier, sans se lâcher la main. La petite femme avait oublié sa tristesse, et elle parlait à nouveau, à voix basse, sans penser à ce qu'elle disait. Mondo parlait aussi, et le criquet faisait son bruit strident, dans sa cachette au milieu des feuilles. Mondo et Thi Chin restaient assis comme cela très longtemps, jusqu'à ce que leurs paupières deviennent lourdes. Alors ils s'endormaient par terre, et le jardin bougeait lentement, lentement, comme le pont d'un bateau.
La dernière fois, c'était au commencement de l'été. Mondo était parti au lever du soleil, sans faire de bruit. Il avait descendu le chemin d'escaliers à travers la colline, sans se presser. Les arbres et les herbes étaient couverts de rosée, et il y avait une sorte de brume au- dessus de la mer. Dans les larges feuilles de volubilis le long des vieux murs, une goutte d'eau était accrochée et brillait comme un diamant. Mondo approchait sa bouche, renversait la feuille et buvait la goutte d'eau fraîche. C'étaient de toutes petites gouttes, mais elles se répandaient dans sa bouche et dans son corps et calmaient bien sa soif. De chaque côté du chemin, les murs de pierre sèche étaient déjà tièdes. Les salamandres étaient sorties de leurs fissures pour regarder la lumière du jour.
Mondo descendait la colline jusqu'à la mer, et il allait s'asseoir à sa place sur la plage déserte. Il n'y avait personne d'autre que les mouettes à cette heure-là. Elles flottaient sur l'eau le long du rivage, ou bien elles marchaient en se dandinant sur les galets. Elles entrouvraient leur bec pour gémir. Elles s'envolaient, tournaient en rond, se reposaient un peu plus loin. Les mouettes avaient toujours de drôles de voix le matin, comme si elles s'appelaient avant de partir.
Quand le soleil était un peu haut dans le ciel rosé, les réverbères s'éteignaient et on entendait la ville qui commençait à gronder. C'était un bruit lointain, qui sortait des rues entre les hauts immeubles, un bruit sourd qui vibrait a travers les galets de la plage. Les vélomoteurs couraient dans les avenues en faisant leur bruit de bourdon, emportant des hommes et des femmes habillés d'anoraks et la tête cachée dans des cagoules de laine.
Mondo restait immobile sur la plage, en attendant que le soleil réchauffe l'air. Il écoutait le bruit des vagues sur les galets. Il aimait cette heure-là, parce qu'il n'y avait personne près de la mer, rien que lui et les mouettes. Alors il pouvait penser à tous les gens de la ville, à tous ceux qu'il allait rencontrer. Il pensait à eux en regardant la mer et le ciel, et c'était comme si les gens étaient à la fois très loin et très proches, assis autour de lui. C'était comme s'il suffisait de les regarder pour qu'ils existent, et puis de détourner le regard et ils n'étaient plus là.
Sur la plage déserte, Mondo parlait aux gens. Il leur parlait à sa façon, sans paroles mais en envoyant des ondes; elles allaient vers eux, là où ils étaient, en se mêlant au bruit des vagues et à la lumière, et les gens les recevaient sans savoir d'où elles venaient. Mondo pensait au Gitan, au Cosaque, au rempailleur de chaises, à Rosa, à la boulangère Ida, au champion des cerfs-volants ou bien au vieil homme qui lui avait appris à lire, et tous, ils l'entendaient. Ils entendaient comme un sifflement dans leurs oreilles, ou comme un bruit d'avion, et ils secouaient un peu leur tête parce qu'ils ne comprenaient pas ce que c'était. Mais Mondo était content de pouvoir leur parler comme cela, et leur envoyer les ondes de la mer, du soleil et du ciel.
Ensuite Mondo marchait le long de la plage, jusqu'à la bâtisse en bois de la plage privée. Au pied du mur de soutènement, il cherchait les cailloux sur lesquels le vieil homme avait gravé les dessins des lettres. Ça faisait plusieurs jours que Mondo n'était pas revenu là, et le sel et la lumière avaient déjà à demi effacé les dessins. Avec un silex tranchant, Mondo retraçait les signes et il disposait les cailloux sur le bord du mur, pour écrire son nom, comme ceci
pour que le vieil homme voie son nom, quand il viendrait, et qu'il sache qu'il était venu.
Ce jour-là n'était pas comme les autres, parce que quelqu'un manquait dans la ville. Mondo cherchait le vieux mendiant aux colombes, et son cœur battait plus fort, parce qu'il savait déjà qu'il ne le trouverait pas. Il le cherchait partout, dans les rues et les ruelles, sur la place du marché, devant les églises. Mondo avait très envie de le voir. Mais pendant la nuit, la camionnette grise était passée, et les hommes en uniforme avaient emmené le vieux Dadi.
Mondo continuait à chercher Dadi partout, sans se reposer. Son cœur battait de plus en plus fort tandis qu'il courait d'une cachette à une autre. Il regardait dans tous les endroits où le vieux mendiant avait l'habitude d'aller, dans les coins des portes cochères, dans les escaliers, près des fontaines, dans les jardins publics, dans l'entrée des vieux immeubles. Parfois, il voyait sur le trottoir un morceau de journal, et il s'arrêtait pour regarder autour de lui, comme si le vieux Dadi allait revenir s'asseoir par terre.
A la fin, c'est le Cosaque qui avait prévenu Mondo. Mondo l'avait rencontré dans la rue, près du marché. Il avançait difficilement, en se tenant au mur, parce qu'il était complètement saoul. Les gens s'arrêtaient et le regardaient en riant. Il avait même perdu son petit accordéon noir, quelqu'un le lui avait volé pendant qu'il cuvait son vin. Quand Mondo lui avait demandé où étaient le vieux Dadi et ses colombes, il l'avait regardé un moment sans comprendre, les yeux vides. Puis il avait grogné seulement:
«Sais pas… Ils l'ont emmené, cette nuit…»
«Où est-ce qu'on l'a emmené?»
«Sais pas… A l'hôpital.»
Le Cosaque faisait de grands efforts pour repartir.
«Attendez! Et les colombes? Est-ce qu'ils les ont emmenées aussi?»
«Les colombes?»
Le Cosaque ne comprenait pas.
«Les oiseaux blancs!»
«Ah oui, je ne sais pas…» Le Cosaque haussait les épaules. «Sais pas ce qu'ils en ont fait, de ses pigeons… Peut-être qu'ils vont les manger…»
Et il continuait à avancer en titubant le long du mur.
Alors tout à coup Mondo avait senti une grande fatigue. Il voulait retourner s'asseoir au bord de la mer, sur la plage, pour dormir. Mais c'était trop loin, il n'avait plus de forces. Peut-être que ça faisait trop longtemps qu'il ne mangeait pas bien, ou bien c'était la peur. Il avait l'impression que tous les bruits résonnaient dans sa tête et que la terre bougeait sous ses pieds.
Mondo avait cherché une place dans la rue, sur le trottoir, et il s'était assis là, le dos contre le mur. Maintenant il attendait. Un peu plus loin, il y avait le magasin d'un marchand de meubles, avec une grande vitrine qui réverbérait la lumière. Mondo restait assis sans bouger, il ne voyait même pas les jambes des gens qui marchaient devant lui, qui s'arrêtaient parfois. Il n'écoutait pas les voix qui parlaient. Il sentait une sorte d'engourdissement qui gagnait tout son corps, qui montait comme un froid, qui rendait ses lèvres insensibles et empêchait ses yeux de bouger.
Son cœur ne battait plus très fort; maintenant il était loin et tout faible, il remuait lentement dans sa poitrine, comme s'il était sur le point de s'arrêter.
Mondo pensait à toutes ses bonnes cachettes, toutes celles qu'il connaissait, au bord de la mer, dans les rochers blancs, entre les brise-lames, ou bien dans le jardin de la Maison de la Lumière d'Or. Il pensait aussi au bateau Oxyton qui faisait des mouvements pour se détacher du quai, parce qu'il voulait aller jusqu'à la mer Rouge. Mais en même temps, c'était comme s'il ne pouvait plus quitter cet endroit, sur le trottoir, contre ce morceau de mur, comme si ses jambes ne pouvaient plus marcher davantage.