Quand les gens lui avaient parlé, Mondo n'avait pas levé la tête. Il restait immobile sur le trottoir, le front appuyé sur ses avant-bras. Maintenant les jambes des gens étaient arrêtées devant lui, elles formaient un rempart en demi-cercle comme lorsque le Gitan donnait sa représentation publique. Mondo pensait qu'elles feraient mieux de s'en aller, de continuer leur chemin. Il regardait tous ces pieds arrêtés, les grosses chaussures de cuir noir des hommes, les sandales à hauts talons des femmes. Il entendait les voix qui parlaient au-dessus de lui, mais il ne parvenait pas à comprendre ce qu'elles disaient.
«… Téléphoner…», disaient les voix. Téléphoner à qui? Mondo pensait qu'il était devenu un chien, un vieux chien au poil fauve qui dormait couché en rond sur un coin du trottoir. Personne ne pouvait le voir, personne ne pouvait faire attention à un vieux chien jaune. Le froid continuait à monter le long de son corps, lentement, dans ses membres, dans son ventre, jusqu'à sa tête.
Alors la camionnette grise du Ciapacan était venue. Mondo l'avait entendue arriver, dans son demi-sommeil, il avait entendu les freins grincer et les portières qui s'ouvraient. Mais ça lui était bien égal. Les jambes des gens avaient reculé un peu, et Mondo avait vu les pantalons bleu marine et les chaussures noires aux semelles épaisses qui s'approchaient de lui.
«Tu es malade?»
Mondo entendait les voix des hommes en uniforme. Elles résonnaient comme à des milliers de kilomètres.
«Comment tu t'appelles? Où est-ce que tu habites?»
«Tu vas venir avec nous, tu veux?»
Mondo pensait aux collines qui brûlaient, partout, autour de la ville. C'était comme s'il était assis au bord de la route, et qu'il voyait les champs de braise, les grandes flammes rouges, et qu'il sentait l'odeur de la résine et de la fumée blanche qui montait dans le ciel; il voyait même les camions rouges des pompiers arrêtés dans les broussailles et les longs tuyaux qui se déroulaient.
«Tu peux marcher?»
Les mains des hommes soulevaient Mondo sous les épaules, comme un fardeau léger, et le portaient vers la camionnette aux portes arrière ouvertes. Mondo sen tait ses jambes cogner contre le sol, contre les échelons du marchepied, mais c'était comme si elles étaient étrangères, des jambes de pantin faites de bois et de vis. Puis les portières se refermaient en claquant, et la camionnette commençait à rouler à travers la ville. C'était la dernière fois.
Deux jours plus tard, la petite femme vietnamienne était entrée dans le bureau du commissaire de police. Elle était pâle et ses yeux étaient fatigués, parce qu'elle n'avait pas dormi. Elle avait attendu Mondo pendant deux nuits, et le jour elle l'avait cherché partout dans la ville. Le commissaire la regardait sans curiosité.
«Vous êtes une parente?»
«Non, non», disait Thi Chin. Elle cherchait ses mots. «Je suis une – une amie.»
Elle paraissait encore plus petite, presque une enfant malgré les rides de son visage.
«Est-ce que vous savez où il est?»
Le commissaire la regardait, sans se presser de répondre.
«Il est à l'assistance publique», disait-il enfin.
La petite femme répétait, comme si elle ne comprenait pas:
«A l'assistance publique…»
Puis elle criait presque:
«Mais ce n'est pas possible!»
«Qu'est-ce qui n'est pas possible?» demandait le commissaire.
«Mais pourquoi? Qu'est-ce qu'il a fait?»
«Il nous a dit qu'il n'avait pas de famille, alors on l'a dirigé là.»
«C'est impossible!» répétait Thi Chin. «Vous ne vous rendez pas compte…»
Le commissaire la regardait durement.
«C'est vous qui ne vous rendez pas compte, madame», disait-il; «un enfant sans famille, sans domicile, qui traînait dans les rues avec les clochards, les mendiants, peut-être pire encore! Qui vivait comme un sauvage, en mangeant n'importe quoi, en dormant n'importe où! D'ailleurs on nous avait déjà signalé son cas, des gens s'étaient plaints, et ça faisait quelque temps qu'on le cherchait, mais il était malin, il se cachait! Il était temps que tout ça finisse.»
La petite femme regardait fixement devant elle, et son corps tremblait. Le commissaire se radoucissait un peu.
«Vous – vous vous êtes occupée de lui, madame?»
Thi Chin faisait oui de la tête.
«Ecoutez, si vous voulez vous charger de cet enfant. Si vous voulez qu'on vous en donne la garde, c'est sûrement une chose possible.»
«Il faut qu'il sorte de -»
«Mais pour l'instant, il doit rester à l'assistance jusqu'à ce que, jusqu'à ce que son état se soit amélioré. Si vous voulez vous charger de lui, il faudra déposer une demande, établir un dossier, et ce n'est pas du jour au lendemain.»
Thi Chin cherchait ses mots dans sa tête, sans pouvoir parler.
«Pour l'instant, il faut laisser faire l'administration. Cet enfant – comment s'appelle-t-il déjà?»
«Mondo», disait Thi Chin. «Je -»
«Cet enfant est en observation. Il doit être soigné. On va s'occuper de lui à l'assistance, on va établir son dossier. Vous savez qu'à son âge il ne sait pas lire ni écrire, qu'il n'a jamais été dans une école?»
Thi Chin essayait de parler, mais sa voix s'étouffait.
«Est-ce que je peux le voir?» demandait-elle enfin.
«Oui, bien sûr.» Le commissaire se levait. «Dans quelques jours, quand il sera dans de bonnes conditions, vous irez le voir, vous demanderez l'autorisation au directeur.»
«Mais aujourd'hui!» disait Thi Chin. Elle criait à nouveau, et sa voix s'enrouait. «C'est aujourd'hui, c'est aujourd'hui qu'il faut que je le voie!»
«Non, c'est tout à fait impossible. Vous ne pouvez pas le voir avant quatre ou cinq jours.»
«Je vous en prie! C'est très important pour lui, maintenant!»
Le commissaire raccompagnait Thi Chin vers la porte.
«Pas avant quatre ou cinq jours.»
Au moment d'ouvrir la porte, il se ravisait.
«Donnez-moi votre nom et votre adresse, pour qu'on puisse vous joindre.»
Il notait cela sur un vieux carnet.
«Bon. Téléphonez-moi dans deux jours pour qu on commence le dossier.» Mais le lendemain, le commissaire était venu à la maison de Thi Chin. Il avait ouvert le portail et il avait marché sur l'allée de gravier jusqu'à la porte.
Quand Thi Chin avait ouvert, il était entré, presque de force, et il avait regardé à l'intérieur de la grande salle.
«Votre Mondo», commençait-il.
«Que lui est-il arrivé?» demandait Thi Chin. Elle était encore plus pâle que l'autre jour, et ses yeux étaient levés vers le visage du policier avec crainte.
«Il est parti.»
«Parti?»
«Oui, parti, disparu. Evaporé!»
Par-dessus la tête de Thi Chin, le policier scrutait l'intérieur de la maison.
«Vous ne l'avez pas vu? Il n'est pas venu ici?»
«Non!» criait Thi Chin.
«Il a mis le feu à son matelas, dans l'infirmerie, et il a profité de l'affolement pour filer. Je pensais que vous l'aviez peut-être vu passer?»
«Non! Non!» criait encore Thi Chin. Maintenant ses yeux étroits brillaient de colère. Le commissaire reculait devant elle.
«Ecoutez, je suis venu tout de suite vous avertir. Il faut retrouver ce gaiiçon avant qu'il ne fasse d'autres bêtises.»
Le commissaire redescendait les marches du perron en demi-lune.
«S'il revient chez vous, prévenez-moi!»
Il s'en allait déjà sur le chemin de gravier, vers le portail.
«Je vous ai dit l'autre jour. C'est un sauvage!»