L'aîné des enfants montra les graines et dit:
«Lula.»
Ils recommencèrent à marcher, et franchirent une première chaîne de collines. De l'autre côté, il y avait une plaine identique à celle d'où ils étaient partis. C'était une grande plaine de rochers, avec de l'herbe qui poussait en son centre.
C'est là que paissait le troupeau.
Il y avait en tout une dizaine de moutons noirs, quelques chèvres, et un grand bouc noir qui se tenait un peu à l'écart. Gaspar s'arrêta pour se reposer, mais les enfants ne l'attendirent pas. Ils descendaient en courant le ravin qui conduisait à la plaine. Ils poussaient de drôles de cris,
«Hawa! Hahouwa!»
comme des aboiements. Puis ils sifflaient entre leurs doigts.
Les chiens se levèrent et répondirent:
«Haw! Haw! Haw! Haw!»
Le grand bouc tressaillit et frappa le sol avec ses sabots. Puis il rejoignit le troupeau et toutes les bêtes s'écartèrent. Un nuage de poussière commençait à tourner autour du troupeau. C'étaient les chiens sauvages qui décrivaient des cercles rapides. Le bouc tournait en même temps qu'eux, la tête baissée, présentant ses deux longues cornes acérées.
Les enfants approchaient en aboyant et en sifflant. L'aîné fit tournoyer sa fronde d'herbe. Chaque fois qu'il ouvrait la main, un caillou frappait une bête dans le troupeau. Les enfants couraient et agitaient leurs bras, sans cesser de crier:
«Ha! Hawa! Hawap!»
Quand le troupeau fut rassemblé autour du bouc, les enfants éloignèrent les chiens à coups de pierres. Gaspar descendit le ravin à son tour. Un chien sauvage gronda, les crocs à l'air, et Gaspar fit tournoyer sa veste en criant, lui aussi:
«Ha! Haaa!»
Il n'avait plus soif à présent. Sa fatigue avait disparu. Il courait sur la plaine de rochers en faisant tournoyer sa veste. Le soleil très haut dans le ciel blanc brillait avec violence. L'air était saturé de poussière, l'odeur des moutons et des chèvres enveloppait tout, pénétrait tout.
Lentement, le troupeau avançait à travers l'herbe jaune, dans la direction des collines. Les bêtes étaient serrées les unes contre les autres et criaient avec leurs voix plaintives. A l'arrière du troupeau, le bouc marchait lourdement, en baissant parfois ses cornes pointues. L'aîné des enfants le surveillait. Sans s'arrêter, il ramassait un caillou et faisait siffler sa fronde. Le bouc soufflait rageusement, puis bondissait quand le caillou frappait son dos.
L'air fou, les chiens sauvages continuaient à courir autour du troupeau en criant. Les enfants leur répondaient et leur jetaient des pierres. Gaspar faisait comme eux; son visage était tout gris de poussière, ses cheveux étaient collés par la sueur. Il avait tout oublié, maintenant, tout ce qu'il connaissait avant d'arriver. Les rues de la ville, les salles d'étude sombres, les grands bâtiments blancs de l'internat, les pelouses, tout cela avait disparu comme un mirage dans l'air surchauffé de la plaine déserte.
C'était le soleil surtout qui était cause de ce qui se passait ici. Il était au centre du ciel blanc, et sous lui tournaient les bêtes dans leur nuage de poussière. Les ombres noires des chiens traversaient la plaine, revenaient, repartaient. Les sabots martelaient la terre dure, et cela faisait un bruit qui roulait et grondait comme la mer. Les cris des chiens, les voix des moutons, les appels et les sifflements des enfants n'arrêtaient pas.
Comme cela, lentement, le troupeau commença à franchir la deuxième chaîne de collines, en suivant le lit des torrents. Le sable montait dans l'air et, pris par les rafales de vent, descendait vers la plaine en formant des trombes.
Les ravins devenaient plus étroits, bordés par des buissons épineux. Les moutons laissaient sur leur passage des touffes de poils noirs. Gaspar déchirait ses vêtements aux branches. Ses mains saignaient, mais le vent chaud arrêtait le sang tout de suite. Les enfants escaladaient les collines sans fatigue, mais Gaspar tomba plusieurs fois en glissant sur les cailloux.
Quand ils arrivèrent au sommet, les enfants s'arrêtèrent pour regarder. Gaspar n'avait jamais rien vu d'aussi beau. Devant eux, la plaine et les dunes descendaient lentement, par vagues, jusqu'à la limite de l'horizon. C'était une très grande étendue ondoyante, avec de gros blocs de rocher sombres et des monticules de sable rouge et jaune. Tout était très lent, très calme. A l'est, la plaine était dominée par une falaise blanche qui étendait son ombre noire. Entre les collines et les dunes, il y avait une vallée qui serpentait, descendant chaque niveau par une marche. Et au bout de la vallée, au loin, si loin que cela devenait presque irréel, on voyait la terre entre les collines: à peine, grise, bleue, verte, légère comme un nuage, la terre lointaine, la plaine d'herbe et d'eau. Légère, douce, délicate comme la mer vue de loin.
Ici le ciel était grand, la lumière plus belle, plus pure. Il n'y avait pas de poussière. Le vent soufflait par intermittence, le long de la vallée, le vent frais qui vous rendait calme.
Gaspar et les enfants regardaient sans bouger la plaine lointaine, et ils sentaient une sorte de bonheur dans leurs corps. Ils auraient voulu voler aussi vite que le regard et se poser là-bas, au centre de la vallée.
Le troupeau n'avait pas attendu les enfants. Le grand bouc noir à sa tête, il dévalait les pentes et suivait le ravin. Les chiens sauvages n'aboyaient plus; ils trottaient derrière le troupeau.
Gaspar regarda les enfants. Debout sur un rocher en surplomb, ils contemplaient le paysage sans parler. Le vent agitait leurs vêtements. Leurs visages étaient moins durs. La lumière jaune brillait sur leurs fronts, dans leurs cheveux. Même la petite Khaf avait perdu son air farouche. Elle distribua aux garçons des poignées de graines poivrées. Elle tendit la main, et montra à Gaspar la vallée qui miroitait près de l'horizon, et elle dit:
«Genna.»
Les enfants reprirent la route, sur les traces des moutons. Gaspar marchait le dernier. A mesure qu'ils redescendaient les collines, la vallée lointaine disparaissait derrière les dunes. Mais ils n'avaient plus besoin de la voir. Ils suivaient le ravin, dans la direction du soleil levant.
Il faisait moins chaud, déjà. Sans qu'ils s'en aperçoivent, la journée avait passé. Le ciel était doré maintenant, et la lumière ne se réverbérait plus sur les parcelles de mica.
Le troupeau avait une demi-heure d'avance sur les enfants. Quand ils arrivaient au sommet d'un monticule, ils le voyaient qui remontait de l'autre côté, en faisant ébouler les pierres.
Le soleil se coucha vite. Il y eut un bref crépuscule, et l'ombre commença à recouvrir le ravin. Alors les enfants s'assirent dans un creux et ils attendirent la nuit. Gaspar s'installa à côté d'eux. Il avait très soif et sa bouche était enflée à cause des graines poivrées. Il enleva ses chaussures et vit que ses pieds saignaient; le sable avait pénétré à l'intérieur des chaussures et avait arraché sa peau.
Les enfants allumèrent un feu de brindilles. Puis un des jeunes garçons partit dans la direction du troupeau. A la nuit, il revint en portant une outre pleine de lait. A tour de rôle, les enfants burent. La petite Khaf but la dernière, et elle apporta l'outre à Gaspar. Gaspar but trois longues gorgées. Le lait était doux et tiède, et cela calma tout de suite l'ardeur de sa bouche et de sa gorge.
Le froid arriva. Il sortait de la terre, comme le souffle d'une cave. Gaspar s'approcha du feu et s'allongea dans le sable. A côté de lui, la petite Khaf dormait déjà, et Gaspar étendit sur elle sa veste de toile. Puis, les yeux fermés, il écouta les bruits du vent. Cela faisait avec les craquements du feu une bonne musique pour s'endormir. On entendait aussi, au loin, les bêlements des chèvres et des moutons.