Joseph Lacrisse n'était pas en place. Et il convient de dire que ce n'était pas de sa faute. Madame de Bonmont l'attirait sans cesse dans les petits coins et lui murmurait:
– Dites-moi que vous m'aimez toujours. Si vous ne m'aimiez plus, je sens que j'en mourrais.
Elle lui demandait aussi des nouvelles du complot. Et comme le complot tournait mal, il était agacé. D'ailleurs, il lui gardait rancune de ce qu'elle n'avait pas donné d'argent pour la cause. Il alla d'un pas très roide se joindre aux masses chorales, tandis que René Chartier, avec conviction, chantait:
Dans un délire extrême,
On veut fuir ce qu'on aime.
Le petit Bonmont s'approcha de sa mère:
– Maman, méfie-toi de Lacrisse.
Elle fit un brusque mouvement. Puis d'un ton de négligence affectée:
– Que veux-tu dire?… Il est très sérieux, plus sérieux qu'on n'est ordinairement à son âge; il est occupé de choses importantes; il…
Le petit baron haussa ses épaules d'athlète bossu.
– Je te dis: méfie-toi. Il veut te taper de cent mille francs. Il m'a demandé de l'aider à t'extirper le chèque. Mais jusqu'à nouvel ordre je ne vois pas que ce soit nécessaire. Je suis pour le Roi, mais cent mille francs c'est une somme!
René Chartier chantait:
On devient infidèle,
On court de belle en belle.
Un domestique apporta une lettre à la baronne. C'était les Brécé qui, forcés de partir avant le 29, s'excusaient de ne pouvoir se rendre à la fête de charité et envoyaient leur obole.
Elle tendit la lettre à son fils qui eut un mauvais sourire et demanda:
– Et les Courtrai?
– Ils se sont excusés hier, ainsi que la générale Cartier de Chalmot.
– Quelles rosses!
– Nous aurons les Terremondre et les Gromance.
– Parbleu! c'est leur métier de venir chez nous.
Ils examinèrent la situation. Elle était mauvaise. Terremondre n'avait pas, comme à son ordinaire, promis de rabattre ses cousines et ses tantes, toute la nichée des petits hobereaux. La grosse bourgeoisie industrielle elle-même semblait hésitante, cherchait des prétextes pour se dérober. Le petit Bonmont conclut:
– Fichue, maman, ta fête! Nous sommes en quarantaine. Il n'y a pas d'erreur.
A ces mots la douce Élisabeth s'affligea. Son beau visage, éternellement noyé dans un sourire d'amante, s'assombrit.
A l'autre bout de la salle montait, au-dessus des bruits sans nombre, la voix de Largillière:
– Ce n'est pas ça!… Nous ne serons jamais prêts.
– Tu entends, dit la baronne. Il dit que nous ne serons pas prêts. Si nous remettions la fête, puisqu'elle ne doit pas réussir?
– Ce que tu es molle, maman!… Je te le reproche pas. C'est dans ta nature. Tu es myosotis, tu le seras toujours. Moi, je suis taillé pour la lutte. Je suis fort. Je suis crevé, mais…
– Mon enfant…
– T'attendris pas. Je suis crevé, mais je lutterai jusqu'au bout.
La voix de René Chartier jaillissait comme une source pure:
On pense, on pense encore
A celle qu'on adore,
Et l'on revient toujours
A ses premières a…
Soudain l'accompagnement cessa et il se fit un grand tumulte. M. Germaine poursuivait la duchesse qui, ayant pris sur le piano les bagues de l'accompagnateur, fuyait avec. Elle se réfugia dans la cheminée monumentale où, sur l'ardoise angevine, étaient sculptés les amours des nymphes et les métamorphoses des dieux. Et là, montrant une petite poche de son corsage:
– Elles sont là vos bagues, ma vieille Germaine. Venez les chercher. Tenez!… voilà, pour les prendre, les pincettes de Louis XIII.
Et elle faisait sonner sous le nez du musicien une paire d'énormes pincettes.
René Chartier, roulant des yeux farouches, jeta sa partition sur le piano et déclara qu'il rendait son rôle.
– Je ne crois pas non plus que les Luzancourt viennent, dit en soupirant la baronne à son fils.
– Tout n'est pas perdu. J'ai mon idée, dit le petit baron. Il faut savoir faire un sacrifice quand c'est utile. Ne dis rien à Lacrisse.
– Ne rien dire à Lacrisse!
– Rien de sérieux… Et laisse-moi faire. Il la quitta et s'approcha du groupe tumultueux des choristes. A la duchesse qui lui demandait un autre cocktail, il répondit très doucement:
– Fichez-moi la paix.
Puis il alla s'asseoir auprès de Joseph Lacrisse qui méditait à l'écart, et il lui parla quelque temps à voix basse. Il avait l'air grave et convaincu.
– C'est bien vrai, disait-il au secrétaire du Comité de la Jeunesse royaliste. Vous avez raison. Il faut renverser la République et sauver la France. Et pour cela il faut de l'argent. Ma mère est aussi de cet avis. Elle est disposée à verser un acompte de cinquante mille francs dans la caisse du Roi, pour les frais de propagande.
Joseph Lacrisse remercia au nom du Roi.
– Monseigneur sera heureux, dit-il, d'apprendre que votre mère joint son offrande patriotique à celle des trois dames françaises, qui se montrèrent d'une générosité chevaleresque. Soyez sûr, ajouta-t-il, qu'il témoignera sa gratitude par une lettre autographe.
– Pas la peine d'en parler, dit le jeune Bonmont.
Et après un court silence:
– Mon cher Lacrisse, quand vous verrez les Brécé et les Courtrai, dites-leur de venir à notre petite fête.
XVII
C'était le premier jour de l'an. Par les rues blondes d'une boue fraîche, entre deux averses, M. Bergeret et sa fille Pauline allaient porter leurs souhaits à une tante maternelle qui vivait encore, mais pour elle seule et peu, et qui habitait dans la rue Rousselet un petit logis de béguine, sur un potager, dans le son des cloches conventuelles. Pauline était joyeuse sans raison et seulement parce que ces jours de fête, qui marquent le cours du temps, lui rendaient plus sensibles les progrès charmants de sa jeunesse. M. Bergeret gardait, en ce jour solennel, son indulgence coutumière, n'attendant plus grand bien des hommes et de la vie, mais sachant, comme M. Fagon, qu'il faut beaucoup pardonner à la nature. Le long des voies, les mendiants, dressés comme des candélabres ou étalés comme des reposoirs, faisaient l'ornement de cette fête sociale. Ils étaient tous venus parer les quartiers bourgeois, nos pauvres, truands, cagoux, piètres et malingreux, callots et sabouleux, francs-mitoux, drilles, courtauts de boutanche. Mais, subissant l'effacement universel des caractères et se conformant à la médiocrité générale des moeurs, ils n'étalaient pas, comme aux âges du grand Coësre, des difformités horribles et des plaies épouvantables. Ils n'entouraient point de linges sanglants leurs membres mutilés. Ils étaient simples, ils n'affectaient que des infirmités supportables. L'un d'eux suivit assez longtemps M. Bergeret en clochant du pied, et toutefois d'un pas agile. Puis il s'arrêta et se remit en lampadaire au bord du trottoir.
Après quoi M. Bergeret dit à sa fille:
– Je viens de commettre une mauvaise action: je viens de faire l'aumône. En donnant deux sous à Clopinel, j'ai goûté la joie honteuse d'humilier mon semblable, j'ai consenti le pacte odieux qui assure au fort sa puissance et au faible sa faiblesse, j'ai scellé de mon sceau l'antique iniquité, j'ai contribué à ce que cet homme n'eût qu'une moitié d'âme.
– Tu as fait tout cela, papa? demanda Pauline incrédule.
– Presque tout cela, répondit M. Bergeret. J'ai vendu à mon frère Clopinel de la fraternité à faux poids. Je me suis humilié en l'humiliant. Car l'aumône avilit également celui qui la reçoit et celui qui la fait. J'ai mal agi.
– Je ne crois pas, dit Pauline.
– Tu ne le crois pas, répondit M. Bergeret, parce que tu n'as pas de philosophie et que tu ne sais pas tirer d'une action innocente en apparence les conséquences infinies qu'elle porte en elle. Ce Clopinel m'a induit en aumône. Je n'ai pu résister à l'importunité de sa voix de complainte. J'ai plaint son maigre cou sans linge, ses genoux que le pantalon, tendu par un trop long usage, rend tristement pareils aux genoux d'un chameau, ses pieds au bout desquels les souliers vont le bec ouvert comme un couple de canards. Séducteur! O dangereux Clopinel! Clopinel délicieux! Par toi, mon sou produit un peu de bassesse, un peu de honte. Par toi, j'ai constitué avec un sou une parcelle de mal et de laideur. En te communiquant ce petit signe de la richesse et de la puissance je t'ai fait capitaliste avec ironie et convié sans honneur au banquet de la société, aux fêtes de la civilisation. Et aussitôt j'ai senti que j'étais un puissant de ce monde, au regard de toi, un riche près de toi, doux Clopinel, mendigot exquis, flatteur! Je me suis réjoui, je me suis enorgueilli, je me suis complu dans mon opulence et ma grandeur. Vis, ô Clopinel! Pulcher hymnus divitiarum pauper immortalis.