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– Nous serons tous heureux, mon père.

– Non. La sainte pitié, qui fait la beauté des âmes, périrait en même temps que périrait la souffrance. Cela ne sera pas. Le mal moral et le mal physique, sans cesse combattus, partageront sans cesse avec le bonheur et la joie l'empire de la terre, comme les nuits y succéderont aux jours. Le mal est nécessaire. Il a comme le bien sa source profonde dans la nature et l'un ne saurait être tari sans l'autre. Nous ne sommes heureux que parce que nous sommes malheureux. La souffrance est soeur de la joie et leurs haleines jumelles, en passant sur nos cordes, les font résonner harmonieusement. Le souffle seul du bonheur rendrait un son monotone et fastidieux, et pareil au silence. Mais aux maux inévitables, à ces maux à la fois vulgaires et augustes qui résultent de la condition humaine ne s'ajouteront plus les maux artificiels qui résultent de notre condition sociale. Les hommes ne seront plus déformés par un travail inique dont ils meurent plutôt qu'ils n'en vivent. L'esclave sortira de l'ergastule et l'usine ne dévorera plus les corps par millions.

»Cette délivrance, je l'attends de la machine elle-même. La machine qui a broyé tant d'hommes viendra en aide doucement, généreusement à la tendre chair humaine. La machine, d'abord cruelle et dure, deviendra bonne, favorable, amie. Comment changera-t-elle d'âme? Écoute. L'étincelle qui jaillit de la bouteille de Leyde, la petite étoile subtile qui se révéla, dans le siècle dernier, au physicien émerveillé, accomplira ce prodige. L'Inconnue qui s'est laissée vaincre sans se laisser connaître, la force mystérieuse et captive, l'insaisissable saisi par nos mains, la foudre docile, mise en bouteille et dévidée sur les innombrables fils qui couvrent la terre de leur réseau, l'électricité portera sa force, son aide, partout où il faudra, dans les maisons, dans les chambres, au foyer où le père et la mère et les enfants ne seront plus séparés. Ce n'est point un rêve. La machine farouche, qui broie dans l'usine les chairs et les âmes, deviendra domestique, intime et familière. Mais ce n'est rien, non ce n'est rien que les poulies, les engrenages, les bielles, les manivelles, les glissières, les volants s'humanisent, si les hommes gardent un coeur de fer.

Nous attendons, nous appelons un changement plus merveilleux encore. Un jour viendra où le patron, s'élevant en beauté morale, deviendra un ouvrier parmi les ouvriers affranchis, où il n'y aura plus de salaire, mais échange de biens. La haute industrie, comme la vieille noblesse qu'elle remplace et qu'elle imite, fera sa nuit du 4 Août. Elle abandonnera des gains disputés et des privilèges menacés. Elle sera généreuse quand elle sentira qu'il est temps de l'être. Et que dit aujourd'hui le patron? Qu'il est l'âme et la pensée, et que sans lui son armée d'ouvriers serait comme un corps privé d'intelligence. Eh bien! s'il est la pensée, qu'il se contente de cet honneur et de cette joie. Faut-il, parce qu'on est pensée et esprit, qu'on se gorge de richesses? Quand le grand Donatello fondait avec ses compagnons une statue de bronze, il était l'âme de l'oeuvre. Le prix qu'il en recevait du prince ou des citoyens, il le mettait dans un panier qu'on hissait par une poulie à une poutre de l'atelier. Chaque compagnon dénouait la corde à son tour et prenait dans le panier selon ses besoins. N'est-ce point assez de la joie de produire par l'intelligence, et cet avantage dispense-t-il le maître-ouvrier de partager le gain avec ses humbles collaborateurs? Mais dans ma république il n'y aura plus de gains ni de salaires et tout sera à tous.

– Papa, c'est le collectivisme, cela, dit Pauline avec tranquillité.

– Les biens les plus précieux, répondit M. Bergeret, sont communs à tous les hommes, et le furent toujours. L'air et la lumière appartiennent en commun à tout ce qui respire et voit la clarté du jour. Après les travaux séculaires de l'égoïsme et de l'avarice, en dépit des efforts violents des individus pour saisir et garder des trésors, les biens individuels dont jouissent les plus riches d'entre nous sont encore peu de chose en comparaison de ceux qui appartiennent indistinctement à tous les hommes. Et dans notre société même ne vois-tu pas que les biens les plus doux ou les plus splendides, routes, fleuves, forêts autrefois royales, bibliothèques, musées, appartiennent à tous? Aucun riche ne possède plus que moi ce vieux chêne de Fontainebleau ou ce tableau du Louvre. Et ils sont plus à moi qu'au riche si je sais mieux en jouir. La propriété collective, qu'on redoute comme un monstre lointain, nous entoure déjà sous mille formes familières. Elle effraye quand on l'annonce et l'on use déjà des avantages qu'elle procure.

Les positivistes qui s'assemblent dans la maison d'Auguste Comte autour du vénéré M. Pierre Laffitte ne sont point pressés de devenir socialistes. Mais l'un d'eux a fait cette remarque judicieuse que la propriété est de source sociale. Et rien n'est plus vrai puisque toute propriété, acquise par un effort individuel, n'a pu naître et subsister que par le concours de la communauté tout entière. Et puisque la propriété privée est de source sociale, ce n'est point en méconnaître l'origine ni en corrompre l'essence que de l'étendre à la communauté et la commettre à l'État dont elle dépend nécessairement. Et qu'est-ce que l'État?… Mademoiselle Bergeret s'empressa de répondre à cette question:

– L'État, mon père, c'est un monsieur piteux et malgracieux assis derrière un guichet. Tu comprends qu'on n'a pas envie de se dépouiller pour lui.

– Je comprends, répondit M. Bergeret en souriant. Je me suis toujours incliné à comprendre, et j'y ai perdu des énergies précieuses. Je découvre sur le tard que c'est une grande force que de ne pas comprendre. Cela permet parfois de conquérir le monde. Si Napoléon avait été aussi intelligent que Spinoza, il aurait écrit quatre volumes dans une mansarde. Je comprends. Mais ce monsieur malgracieux et piteux qui est assis derrière un guichet, tu lui confies tes lettres, Pauline, que tu ne confierais pas à l'agence Tricoche. Il administre une partie de tes biens, et non la moins vaste, ni la moins précieuse. Tu lui vois un visage morose. Mais quand il sera tout il ne sera plus rien. Ou plutôt il ne sera plus que nous. Anéanti par son universalité, il cessera de paraître tracassier. On n'est plus méchant, ma fille, quand on n'est plus personne. Ce qu'il a de déplaisant à l'heure qu'il est, c'est qu'il rogne sur la propriété individuelle, qu'il va grattant et limant, mordant peu sur les gros et beaucoup sur les maigres. Cela le rend insupportable. Il est avide. Il a des besoins. Dans ma république, il sera sans désirs, comme les dieux. Il aura tout et il n'aura rien. Nous ne le sentirons pas, puisqu'il sera conforme à nous, indistinct de nous. Il sera comme s'il n'était pas. Et quand tu crois que je sacrifie les particuliers à l'État, la vie à une abstraction, c'est au contraire l'abstraction que je subordonne à la réalité, l'État que je supprime en l'identifiant à toute l'activité sociale.

»Si même cette république ne devait jamais exister, je me féliciterais d'en avoir caressé l'idée. Il est permis de bâtir en Utopie. Et Auguste Comte lui-même, qui se flattait de ne construire que sur les données de la science positive, a placé Campanella dans le calendrier des grands hommes.

»Les rêves des philosophes ont de tout temps suscité des hommes d'action qui se sont mis à l'oeuvre pour les réaliser. Notre pensée crée l'avenir. Les hommes d'État travaillent sur les plans que nous laissons après notre mort. Ce sont nos maçons et nos goujats. Non, ma fille, je ne bâtis pas en Utopie. Mon songe, qui ne m'appartient nullement et qui est, en ce moment même, le songe de mille et mille âmes, est véritable et prophétique. Toute société dont les organes ne correspondent plus aux fonctions pour lesquelles ils ont été créés, et dont les membres ne sont point nourris en raison du travail utile qu'ils produisent, meurt. Des troubles profonds, des désordres intimes précèdent sa fin et l'annoncent.