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»La société féodale était fortement constituée. Quand le clergé cessa d'y représenter le savoir et la noblesse, d'y défendre par l'épée le laboureur et l'artisan, quand ces deux ordres ne furent plus que des membres gonflés et nuisibles, tout le corps périt; une révolution imprévue et nécessaire emporta le malade. Qui soutiendrait que, dans la société actuelle, les organes correspondent aux fonctions et que tous les membres sont nourris en raison du travail utile qu'ils produisent? Qui soutiendrait que la richesse est justement répartie? Qui peut croire enfin à la durée de l'iniquité?

– Et comment la faire cesser, mon père? Comment changer le monde?

– Par la parole, mon enfant. Rien n'est plus puissant que la parole. L'enchaînement des fortes raisons et des hautes pensées est un lien qu'on ne peut rompre. La parole, comme la fronde de David, abat les violents et fait tomber les forts. C'est l'arme invincible. Sans cela le monde appartiendrait aux brutes armées. Qui donc les tient en respect? Seule, sans armes et nue, la pensée.

Je ne verrai pas la cité nouvelle. Tous les changements dans l'ordre social comme dans l'ordre naturel sont lents et presque insensibles. Un géologue d'un esprit profond, Charles Lyell, a démontré que ces traces effrayantes de la période glaciaire, ces rochers énormes traînés dans les vallées, cette flore des froides contrées et ces animaux velus succédant à la faune et à la flore des pays chauds, ces apparences de cataclysmes sont, en réalité, l'effet d'actions multiples et prolongées, et que ces grands changements, produits avec la lenteur clémente des forces naturelles, ne furent pas même soupçonnés par les innombrables générations des êtres animés qui y assistèrent. Les transformations sociales s'opèrent, de même, insensiblement et sans cesse. L'homme timide redoute, comme un cataclysme futur, un changement commencé avant sa naissance, qui s'opère sous ses yeux, sans qu'il le voie, et qui ne deviendra sensible que dans un siècle.

XVIII

M. Félix Panneton montait à pied lentement l'avenue des Champs-Elysées. En s'acheminant vers l'Arc de Triomphe, il calculait les chances de sa candidature au Sénat. Elle n'était point encore posée. Et M. Panneton songeait comme Bonaparte: "Agir, calculer, agir…" Deux listes étaient déjà offertes aux électeurs dans le département. Les quatre sénateurs sortants: Laprat-Teulet, Goby, Mannequin et Ledru, se représentaient. Les nationalistes portaient le comte de Brécé, le colonel Despautères, M. Lerond, ancien magistrat et le boucher Lafolie.

Il était difficile de savoir laquelle des deux listes l'emporterait. Les sénateurs sortants se recommandaient aux paisibles populations du département par un long usage du pouvoir législatif, et comme gardiens de ces traditions tout ensemble libérales et autoritaires qui remontaient à la fondation de la République et se rattachaient au nom légendaire de Gambetta. Ils se recommandaient par les services rendus avec discernement et par des promesses abondantes. Ils avaient une clientèle nombreuse et disciplinée. Ces hommes publics, contemporains des grandes époques, demeuraient fidèles à leur doctrine avec une fermeté qui embellissait les sacrifices qu'ils faisaient aux exigences de l'opinion, sous l'empire des circonstances. Antiques opportunistes, ils se nommaient radicaux. Lors de l'Affaire, ils avaient tous quatre témoigné de leur profond respect pour les Conseils de guerre, et chez l'un d'eux ce respect était mêlé d'attendrissement. L'ancien avoué Goby ne parlait qu'avec des larmes de la justice militaire. L'ancêtre, le républicain des âges héroïques, l'homme des grandes luttes, Laprat-Teulet, s'exprimait sur l'armée nationale en termes si tendres et si émus qu'on eût estimé, dans d'autres temps, qu'un tel langage s'appliquait mieux à une pauvre orpheline qu'à une institution forte de tant d'hommes et de tant de milliards. Ces quatre sénateurs avaient voté la loi de dessaisissement et exprimé, au Conseil général, le voeu que le gouvernement prît des mesures rigoureuses pour arrêter l'agitation révisionniste. C'étaient les dreyfusards du département. Et, comme il n'y en avait pas d'autres, ils étaient furieusement combattus par les nationalistes. On faisait un grief à Mannequin d'être le beau-frère d'un conseiller à la Cour de cassation. Quant à Laprat-Teulet, tête de liste il recevait des injures et des crachats dont la liste entière était éclaboussée. C'était un non-lieu, et il est vrai qu'il avait fait des affaires. On rappelait le temps où, compromis dans le Panama, sous la menace d'un mandat d'arrêt, il laissait croître une barbe blanche qui le rendait vénérable et se faisait rouler dans une petite voiture par sa pieuse femme et par sa fille, habillée comme une béguine. Il passait chaque jour, dans ce cortège d'humilité et de sainteté, sous les ormes du mail, et se faisait mettre au soleil, pauvre paralytique qui du bout de sa canne traçait des raies dans la poussière, tandis que d'un esprit retors il préparait sa défense. Un non-lieu la rendit inutile. Il s'était redressé depuis. Mais la fureur nationaliste s'acharna contre lui! Il était panamiste, on le fit dreyfusard. «Cet homme, se disait Ledru, va couler la liste.» Il fit part de ses inquiétudes à Worms-Clavelin:

– Ne pourrait-on, monsieur le préfet, faire comprendre à Laprat-Teulet, qui a rendu de signalés services à la République et au pays, que l'heure a sonné pour lui de rentrer dans la vie privée?

Le préfet répondit qu'il fallait y regarder à deux fois avant de décapiter la liste républicaine.

Cependant le journal la Croix, introduit dans le département par madame Worms-Clavelin, faisait une campagne atroce contre les sénateurs sortants. Il soutenait la liste nationaliste qui était habilement formée. M. de Brécé ralliait les royalistes assez nombreux dans le département. M. Lerond, ancien magistrat, avocat des congrégations, était agréable au clergé; le colonel Despautères, obscur vieillard en soi, représentait l'honneur de l'armée: il avait donné des louanges aux faussaires et souscrit pour la veuve du colonel Henry. Le boucher Lafolie plaisait aux ouvriers à demi paysans des faubourgs. On commençait à croire que la liste Brécé obtiendrait plus de deux cents voix et qu'elle pourrait passer. M. Worms-Clavelin n'était pas tranquille. Il fut tout à fait inquiet quand la Croix publia le manifeste des candidats nationalistes. Le Président de la République y était outragé, le Sénat traité de basse-cour et de porcherie, le cabinet qualifié de ministère de trahison. Si ces gens-là passent, je saute, pensa le préfet. Et il dit doucement à sa femme:

– Tu as eu tort, ma chère amie, de favoriser la diffusion de la Croix dans le département.

A quoi madame Worms-Clavélin répondit:

– Qu'est-ce que tu veux? Comme juive, j'étais obligée d'exagérer les sentiments catholiques. Cela nous a beaucoup servi jusqu'ici.

– Sans doute, répliqua le préfet. Mais nous sommes peut-être allés un peu loin. Le secrétaire de préfecture, M. Lacarelle, que sa ressemblance notoire avec Vercingétorix disposait au nationalisme, faisait des pointages favorables à la liste Brécé. M. Worms-Clavelin, plongé dans de sombres rêveries, oubliait ses cigares, mâchés et fumants, sur les bras des fauteuils.

C'est alors que M. Félix Panneton alla le trouver. M. Félix Panneton, frère cadet de Panneton de La Barge, était dans les fournitures militaires. On ne pouvait le soupçonner de ne point aimer assez cette armée qu'il chaussait et coiffait. Il était nationaliste. Mais il était nationaliste gouvernemental. Il était nationaliste avec M. Loubet et avec M. Waldeck-Rousseau. Il ne s'en cachait pas, et quand on lui disait que c'était impossible, il répondait:

– Ce n'est pas impossible; ce n'est pas difficile. Il fallait seulement en avoir l'idée.

Panneton nationaliste restait gouvernemental. «Il est toujours temps de ne plus l'être, pensait-il; et tous ceux qui se sont brouillés trop tôt avec le gouvernement ont eu à le regretter. On ne songe pas assez qu'un gouvernement déjà par terre a encore le temps de vous lâcher un coup de pied et de vous casser les mandibules.» Cette sagesse lui venait de son bon esprit et de ce qu'il était fournisseur, aux ordres du ministère. Il était ambitieux, mais il s'efforçait de satisfaire son ambition sans qu'il en coûtât rien à ses affaires ni à ses plaisirs, qui étaient les tableaux et les femmes. Au reste très actif, toujours entre son usine et Paris, où il avait trois ou quatre domiciles.