La pensée de couler sa candidature entre les radicaux et les nationalistes purs luiétant venue un jour, il alla trouver M. le préfet Worms-Clavelin et lui dit:
– Ce que j'ai à vous proposer, monsieur le préfet, ne peut que vous être agréable. Je suis donc certain à l'avance de votre assentiment. Vous souhaitez le succès de la liste Laprat-Teulet. C'est votre devoir. A cet égard, je respecte vos sentiments, mais je ne puis les seconder. Vous redoutez le succès de la liste Brécé. Rien de plus légitime. De ce côté, je puis vous être utile. Je forme avec trois de mes amis une liste de candidats nationalistes. Le département est nationaliste, mais il est modéré. Mon programme sera nationaliste et républicain. J'aurai contre moi les congrégations. J'aurai pour moi l'évêché. Ne me combattez pas. Observez à mon égard une neutralité bienveillante. Je n'ôterai pas beaucoup de voix à la liste Laprat; j'en prendrai au contraire un grand nombre à la liste Brécé. Je ne vous cache pas que j'espère passer au troisième tour. Mais ce sera encore un succès pour vous, puisque les violents resteront sur le carreau.
M. Worms-Clavelin répondit:
– Monsieur Panneton, vous êtes assuré depuis longtemps de mes sympathies personnelles. Je vous remercie de l'intéressante communication que vous avez eu l'amabilité de me faire. J'y réfléchirai et j'agirai conformément aux intérêts du parti républicain, en m'efforçant de me pénétrer des intentions du gouvernement.
Il offrit un cigare à M. Panneton, puis il lui demanda amicalement s'il ne venait pas de Paris et s'il n'avait pas vu la nouvelle pièce des Variétés. Il faisait cette question parce qu'il savait que Panneton entretenait une actrice de ce théâtre. Félix Panneton passait pour aimer beaucoup les femmes. C'était un gros homme de cinquante ans, noir, chauve, la tête dans les épaules, laid et qu'on disait spirituel.
Quelques jours après son entrevue avec le préfet Worms-Clavelin, il remontait les Champs-Elysées, songeant à sa candidature, qui s'annonçait assez bien et qu'il importait de lancer le plus tôt possible. Mais au moment de publier la liste dont il tenait la tête, un des candidats, M. de Terremondre, s'était dérobé. M. de Terremondre était trop modéré pour se séparer des violents. Il était revenu à eux en entendant redoubler leurs cris. «Je m'y attendais! songeait Panneton. Le mal n'est pas grand. Je prendrai Gromance à la place de Terremondre. Gromance fera l'affaire. Gromance propriétaire. Il n'y a pas un hectare de ses terres qui ne soit hypothéqué. Mais cela ne lui nuira que dans son arrondissement. Il est à Paris. Je vais le voir.»
A cet endroit de sa pensée et de sa promenade, il vit venir madame de Gromance dans un manteau de vison qui lui tombait jusqu'aux pieds. Elle restait fine et mince sous l'épaisse toison. Il la trouva délicieuse ainsi.
– Je suis charmé de vous voir, chèremadame. Comment va M. de Gromance?
– Mais… bien.
Quand on lui demandait des nouvelles de son mari, elle craignait toujours que ce ne fût avec une ironie de mauvais goût.
– Voulez-vous me permettre de faire quelques pas avec vous, madame? J'ai à vous parler de choses sérieuses… d'abord.
– Dites.
– Votre manteau vous donne un air farouche, l'air d'une charmante petite sauvage…
– Ce sont là les choses sérieuses que…
– J'y viens. Il est nécessaire que M. de Gromance pose sa candidature au Sénat. L'intérêt du pays l'exige. M. de Gromance est nationaliste, n'est-ce pas?
Elle le regarda avec une légère indignation.
– Ce n'est pas un intellectuel, bien sûr!
– Et républicain?
– Mon Dieu! oui. Je vais vous expliquer. Il est royaliste… Alors, vous comprenez…
– Ah! chère madame, ces républicains-là sont les meilleurs. Nous inscrirons le nom de M. de Gromance en belle place sur notre liste de nationalistes républicains.
– Et vous croyez que Dieudonné passera?
– Madame, je le crois. Nous avons pour nous l'évêché et beaucoup d'électeurs sénatoriaux qui, nationalistes de conviction et de sentiment, tiennent au gouvernement par leurs fonctions, leurs intérêts. Et, dans le cas d'un échec, qui ne peut être qu'honorable, M. de Gromance peut compter sur la reconnaissance de l'administration et du gouvernement. Je vous le dis en grand secret: Worms-Clavelin nous est favorable.
– Alors, je ne vois pas d'inconvénient à ce que Dieudonné…
– Vous m'assurez de son acceptation?
– Voyez-le vous-même.
– Il n'écoute que vous.
– Vous croyez?…
– J'en suis sûr.
– Alors, c'est entendu.
– Mais non, ce n'est pas entendu. Il y a des détails très délicats qu'on ne peut pas régler ainsi, dans la rue… Venez me voir. Je vous montrerai mes Baudouin. Venez demain.
Et il lui souffla l'adresse à l'oreille, le numéro d'une rue déserte et languissante dans le quartier de l'Europe. C'est là qu'à une distance respectueuse de son appartement légal et spacieux des Champs-Elysées, il avait un petit hôtel, construit naguère pour un peintre mondain.
– C'est donc bien pressé?
– Si c'est pressé! Songez donc, chère madame, qu'il ne nous reste plus trois semaines pleines pour faire notre campagne électorale et que Brécé travaille le département depuis six mois.
– Mais, est-ce qu'il est absolument nécessaire que j'aille voir vos?…
– Mes Baudouin… C'est indispensable.
– Croyez-vous?
– Écoutez et jugez-en vous-même, chère madame. Le nom de votre mari exerce un certain prestige, je ne le nie point, sur les populations rurales, principalement dans les cantons où il est peu connu. Mais je ne puis vous cacher que lorsque j'ai proposé de l'introduire dans notre liste, des résistances se sont produites. Elles subsistent encore. Il faut que vous me donniez la force de les vaincre. Il faut que je puise dans votre… dans votre amitié, cette volonté irrésistible qui… Enfin, je sens que si vous ne m'accordez pas toute votre sympathie, je n'aurai pas l'énergie nécessaire pour…
– Mais ce n'est pas très correct d'aller voir vos…
– Oh! à Paris!…
– Si j'y vais, ce sera bien pour la patrie et pour l'armée. Il faut sauver la France.
– C'est mon avis.
– Faites bien mes amitiés à madame Panneton.
– Je n'y manquerai pas, chère madame. A demain.
XIX
Il y a dans le petit hôtel de M. Félix Panneton une grande pièce qui servait autrefois d'atelier au peintre mondain, et que le nouveau propriétaire meubla avec la magnificence d'un gros amateur de curiosités et la sagesse d'un savant ami des femmes. M. Panneton y disposa avec art, dans un ordre déterminé, des canapés, des sofas, des divans de formes diverses.
En entrant, le regard, promené de droite à gauche, rencontrait d'abord un petit canapé de soie bleue, dont les bras à col de cygne rappelaient le temps où Bonaparte à Paris, comme autrefois Tibère à Rome, restaurait les moeurs; puis un autre canapé, moins étroit, en beauvais, avec des accotoirs de tapisserie; puis une duchesse en trois parties, garnie de soie; puis un petit sofa de bois, à la capucine, couvert de tapisserie de point à la turque; puis un grand sofa de bois doré, couvert de velours cramoisi ciselé, avec son matelas pareil, provenant de mademoiselle Damours; puis un vaste divan bas, mollement rembourré, en satin ponceau. Au delà il n'y avait plus qu'un amas chancelant de coussins moelleux, sur un divan oriental, très bas, qui, tout baigné d'une ombre rose, touchait à la chambre des Baudouin, à gauche.