Puis, par déférence pour le comte Davant, elle lui demanda ce qu'il fallait faire.
Il lui répondit:
– Faites ce que vous voudrez. Je n'ai pas de conseils à vous donner. Envoyez ou n'envoyez pas vos meubles à l'Exposition, ce sera tout un. Rien ne fait rien, comme disait mon vieil ami Théophile Gautier.
– Ça y est, pensa Frémont! Je vais tout à l'heure aller annoncer au ministère que j'ai décroché la collection Bonmont. Cela vaut bien la rosette.
Et il sourit intérieurement. Ce n'est pas qu'il fût un sot. Mais il ne méprisait pas les distinctions sociales, et il trouvait piquant qu'un condamné de la Commune fût officier de la Légion d'honneur.
– Il faut pourtant, dit Joseph Lacrisse, que je prépare le discours que je prononcerai dimanche au banquet des Grandes-Écuries.
– Oh! soupira la baronne. Ne vous donnez pas de peine. C'est inutile. Vous improvisez si merveilleusement!…
– Et puis, mon cher, dit Jacques de Cadde, ce n'est pas difficile de parler aux électeurs.
– Ce n'est pas difficile, si vous voulez, reprit l'élu Lacrisse, mais c'est délicat. Nos adversaires crient que nous n'avons pas de programme. C'est une calomnie; nous avons un programme, mais…
– La chasse à la perdrix, voilà le programme, messieurs, dit Jambe-d'Argent.
– Mais l'électeur, poursuivit Joseph Lacrisse, est plus complexe qu'on ne se le figure tout d'abord. Ainsi, moi, j'ai été élu aux Grandes-Écuries, par les monarchistes naturellement, et par les bonapartistes, et aussi par les… comment dirai-je? par les républicains qui ne veulent plus de la République, mais qui sont républicains tout de même. C'est un état d'esprit qui n'est pas rare à Paris, dans le petit commerce. Ainsi le charcutier, qui est le président de mon Comité, me le crie à plein gosier:
«La République des républicains, je n'en veux plus. Si je pouvais, je la ferais sauter, dussé-je sauter avec. Mais la vôtre, monsieur Lacrisse, je me ferais tuer pour elle…» Sans doute il y a un terrain d'entente.
«Groupons-nous autour du drapeau… Ne laissons pas attaquer l'armée… Sus aux traîtres qui, soudoyés par l'étranger, travaillent à énerver la défense nationale…» Ça, c'est un terrain.
– Il y a aussi l'antisémitisme, dit Henri Léon.
– L'antisémitisme, répondit Joseph Lacrisse, réussit très bien aux Grandes-Écuries, parce qu'il y a dans le quartier beaucoup de juifs riches qui font campagne avec nous.
– Et la campagne antimaçonnique! s'écria Jacques de Cadde, qui était pieux.
– Nous sommerions d'accord aux Grandes-Écuries pour combattre les francs-maçons, répondit Joseph Lacrisse. Ceux qui vont à la messe leur reprochent de n'être pas catholiques. Les socialistes nationalistes leur reprochent de n'être pas antisémites. Et toutes nos réunions sont levées sur le cri mille fois répété de: «A bas les francs-maçons!» Sur quoi le citoyen Bissolo s'écrie: «A bas la calotte!» Il est aussitôt frappé, renversé, foulé aux pieds par nos amis et traîné au poste par les agents. L'esprit est excellent aux Grandes-Écuries. Mais il y a des idées fausses à détruire. Le petit bourgeois ne comprend pas encore que seule la monarchie peut faire son bonheur. Il ne sent pas encore qu'il se grandit en s'inclinant devant l'Église. Le boutiquier a été empoisonné par les mauvais livres et les mauvais journaux. Il est contre les abus du clergé et l'ingérence des prêtres dans la politique. Beaucoup de mes électeurs eux-mêmes se disent anticléricaux.
– Vraiment! s'écria madame la baronne de Bonmont attristée et surprise.
– Madame, dit Jacques de Cadde, c'est la même chose en province. Et j'appelle cela être contre la religion. Qui dit anticlérical dit antireligieux.
– Ne nous le dissimulons pas, reprit Lacrisse: il nous reste encore beaucoup à faire. Par quels moyens? C'est ce qu'il faut rechercher.
– Moi, dit Jacques de Cadde, je suis pour les moyens violents.
– Lesquels? demanda Henri Léon.
Il y eut un silence et Henri Léon reprit.
– Nous avons remporté des succès prodigieux. Mais Boulanger aussi avait remporté des succès prodigieux. Il s'est usé.
– On l'a usé, dit Lacrisse. Mais nous n'avons pas à craindre qu'on nous use de même. Les républicains, qui se sont très bien défendus contre lui, se défendent très mal contre nous.
– Aussi, dit Léon, ce ne sont pas nos ennemis, ce sont nos amis que je crains. Nous avons des amis à la Chambre. Qu'est -ce qu'ils fichent? Ils n'ont pas pu nous donner seulement une bonne petite crise ministérielle compliquée d'une bonne petite crise présidentielle.
– C'eût été désirable, dit Lacrisse. Mais ce n'était pas possible. Si c'avait été possible, Méline l'aurait fait. Il faut être juste. Mélinefait ce qu'il peut.
– Alors, dit Léon, nous attendrons patiemment que les républicains du Sénat et de la Chambre nous cèdent la place. C'est votre avis, Lacrisse?
– Ah! soupira Jacques de Cadde, je regrette le temps où l'on se cognait. C'était le bon temps.
– Il peut revenir, dit Henri Léon.
– Croyez-vous?
– Dame! si nous le ramenons.
– C'est vrai!
– Nous sommes le nombre, comme dit le général Mercier. Agissons.
– Vive Mercier! cria Jambe-d'Argent.
– Agissons, poursuivit Henri Léon. Ne perdons pas de temps. Et surtout prenons garde de nous refroidir. Le nationalisme veut être avalé chaud. Tant qu'il est bouillant, c'est un cordial. Froid, c'est une drogue!
– Comment! une drogue? demanda sévèrement Lacrisse.
– Une drogue salutaire, un remède efficace, une bonne médecine. Mais que le malade n'avalera pas avec plaisir, ni volontiers… Il ne faut pas laisser reposer la mixture. Agitez le flacon avant de verser, selon le précepte du sage pharmacien. En ce moment, notre mixture nationaliste, bien secouée, est d'un beau rose agréable à voir, et d'une saveur légèrement acide qui flatte le palais. Si nous laissons reposer la bouteille, la liqueur perdra beaucoup en coloration et en saveur. Elle déposera. Le meilleur ira au fond, les parties de monarchie et de religion, qui entrent dans sa composition, se fixeront au culot. Le malade, défiant, en laissera les trois quarts dans la fiole. Agitez, messieurs, agitez.
– Qu'est-ce que je vous disais! s'écria le jeune de Cadde.
– Agiter, c'est facile à dire. Encore faut-il le faire à propos. Sans quoi on risque de mécontenter l'électeur, objecta Lacrisse.
– Oh! dit Léon, si vous songez à votre réélection!…
– Qui vous dit que j'y songe? Je n'y songe pas.
– Vous avez raison, il ne faut pas prévoir les malheurs de si loin.
– Comment? les malheurs! Vous croyez que mes électeurs changeront?
– Je crains, au contraire, qu'ils ne changent pas. Ils étaient mécontents, et ils vous ont élu. Ils seront mécontents encore dans quatre ans. Et cette fois ce sera de vous… Voulez-vous un conseil, Lacrisse?
– Donnez toujours.
– Vous avez été nommé par deux mille électeurs?
– Deux mille trois cent neuf.
– Deux mille trois cent neuf… On ne peut pas contenter deux mille trois cent neuf personnes. Mais il ne faut pas seulement s'attacher au nombre, il faut aussi regarder à la qualité. Vous avez parmi vos électeurs un assez gros paquet de républicains anticléricaux, petits commerçants, petits employés. Ce ne sont pas les plus intelligents.
Lacrisse, qui était devenu un homme sérieux, répondit avec lenteur et gravité:
– Je vais vous expliquer. Ils sont républicains, mais ils sont avant tout patriotes. Ils ont voté pour un patriote qui ne pensait pas comme eux, qui était d'un avis différent du leur sur des questions qu'ils jugeaient secondaires. Leur conduite est parfaitement honorable, et je pense que vous n'hésitez pas à l'approuver.
– Certainement, je l'approuve. Mais nous pouvons dire, entre nous, qu'ils ne sont pas très forts.
– Pas très forts!… reprit Lacrisse amèrement, pas très forts… Je ne vous dis pas qu'ils sont aussi forts que…