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– Avec du zèle, de la prudence et des dévouements tels que le vôtre, monsieur Lacrisse, toutes les espérances sont permises. Et je suis sûr que, pour réussir, vous n'aurez pas besoin de faire un grand nombre de victimes. Vos adversaires en foule viendront d'eux-mêmes à vous.

Sa profession de rallié à la République, sans lui interdire de former des voeux pour le rétablissement de la monarchie, ne lui permettait pas d'accorder une approbation trop ouverte aux moyens violents que le jeune Lacrisse avait indiqués au dessert. M. de Gromance, qui allait aux bals de la préfecture et était en coquetterie avec madame Worms-Clavelin, avait gardé un silence de bon goût quand le jeune secrétaire du Comité royaliste s'était expliqué sur la nécessité de crever le préfet youpin; mais aucune convenance ne l'empêchait maintenant de louer comme elle le méritait la lettre du prince et de faire entendre qu'il était prêt à tous les sacrifices pour le salut du pays.

M. de Terremondre n'avait pas moins de patriotisme et ne goûtait pas moins le style de Philippe. Mais il était si grand collectionneur de curiosités et si ardent amateur d'autographes, qu'il pensait avant tout à obtenir du jeune Lacrisse la lettre princière, soit par voie d'échange, soit par don gratuit ou sous couleur d'emprunt. Il s'était procuré par ces divers moyens des lettres de plusieurs personnages mêlés à l'affaire Dreyfus et il en avait formé un recueil intéressant. Il songeait maintenant à faire le dossier du Complot, et à y introduire la lettre du prince, comme pièce capitale. Il concevait que ce serait difficile, et sa pensée en était tout occupée.

– Venez me voir, monsieur Lacrisse, dit-il; venez me voir à Neuilly, où je suis pour quelques jours encore. Je vous montrerai des pièces assez curieuses. Et nous reparlerons de cette lettre.

Madame de Gromance avait écouté avec toute l'attention convenable le billet du Roi. Elle était du monde. Elle avait trop d'usage pour ne pas savoir ce qu'on doit aux princes. Elle avait incliné la tête à la parole de Philippe, comme elle eût fait la révérence au couvert du Roi si elle avait eu l'honneur de le voir passer. Mais elle manquait d'enthousiasme, et elle n'avait pas le sentiment de la vénération. Et puis elle savait précisément ce que c'est qu'un prince. Elle avait vu d'aussi près que possible un parent du duc. Ç'avait été dans une maison discrète du quartier des Champs-Élysées, un après-midi. On s'était dit tout ce qu'on avait à se dire, et ce jour n'avait point eu de lendemain. Monseigneur avait été convenable, sans magnificence. Assurément, elle se sentait honorée mais elle n'avait pas le sentiment que cet honneur fût très particulier ni très extraordinaire. Elle estimait les princes; elle les aimait à l'occasion; elle n'en rêvait pas. Et la lettre ne l'agitait point. Quant au petit Lacrisse, la sympathie qu'elle éprouvait pour lui n'avait rien d'ardent ni de tumultueux. Elle comprenait, elle approuvait ce petit jeune homme blond, un peu grêle, assez gentil, qui n'était pas riche et qui se donnait du mal pour se tirer d'affaire et prendre de l'importance. Elle aussi savait par expérience que la grande vie n'est pas facile à mener quand on n'a pas beaucoup d'argent. Ils travaillaient tous deux dans la haute société. C'était un motif de bonne entente. S'entr'aider à l'occasion, fort bien! Mais voilà tout!

– Mes compliments, monsieur Lacrisse, dit-elle, et mes meilleurs souhaits. Que les impressions de la baronne Jules étaient plus chevaleresques et plus tendres! La douce Viennoise s'intéressait de tout son coeur à cet élégant complot, dont l'oeillet blanc était l'emblème. Justement, elle adorait les fleurs! Être mêlée à une conspiration de gentilshommes en faveur du Roi, c'était pour elle entrer et plonger dans la vieille noblesse française, pénétrer dans les salons les plus aristocratiques et bientôt, peut-être, aller à la Cour. Elle était émue, ravie, troublée. Moins ambitieuse encore que tendre, ce qu'elle trouvait à cette lettre du Prince, dans la sincérité de son coeur aisément ouvert, ce qu'elle trouvait à cette lettre, c'était de la poésie. Et l'innocente femme le dit comme elle le pensait:

– Monsieur Lacrisse, cette lettre est poétique.

– C'est vrai, répondit Joseph Lacrisse. Et ils échangèrent un long regard.

Nulle parole mémorable ne fut dite après celle-là, en cette nuit d'été, devant les fleurs et les bougies qui couvraient la petite table du restaurant.

L'heure vint de se quitter. Lorsque, s'étant levée, la baronne reçut de M. Joseph Lacrisse son manteau sur ses abondantes épaules, elle tendit la main à M. de Terremondre, qui prenait congé. Il allait à pied à Neuilly, où il avait son logis de passage.

– C'est tout près, à cinq cents pas d'ici. Je suis sûr, madame, que vous ne connaissez pas Neuilly. J'ai découvert à Saint-James un reste de vieux parc avec un groupe de Lemoyne dans un cabinet de treillage. Il faut que je vous montre cela, un jour.

Et déjà sa longue forme robuste s'enfonçait dans l'allée bleuie par la lune.

La baronne de Bonmont offrit aux Gromance de les reconduire chez eux dans sa voiture, une voiture de cercle, que son frère Wallstein lui avait envoyée.

– Montez! nous tiendrons bien tous les trois.

Mais les Gromance avaient de la discrétion. Ils appelèrent un fiacre arrêté à la grille du restaurant et s'y glissèrent si vite que la baronne ne put les retenir. Elle demeurait seule avec Joseph Lacrisse devant la portière ouverte de sa voiture.

– Voulez-vous que je vous emmène, monsieur Lacrisse?

– Je crains de vous gêner.

– Nullement. Où voulez-vous que je vous dépose?

– A l'Étoile.

Ils s'engagèrent sur la route bleue, bordée de noir feuillage, dans la nuit silencieuse… Et la course s'accomplit.

La voiture s'étant arrêtée, la baronne, de la voix qu'on a en sortant d'un rêve, demanda:

– Où sommes-nous?

– A l'Étoile, hélas! répondit Joseph Lacrisse.

Et, après qu'il fut descendu, la baronne, roulant seule sur l'avenue Marceau, dans la voiture refroidie, un oeillet blanc déchiré entre ses doigts nus, les paupières mi-closes et les lèvres entr'ouvertes, frissonnait encore de cette ardente et douce étreinte, qui, rapprochant de sa poitrine la lettre royale, venait de mêler pour elle à la douceur d'aimer l'orgueil de la gloire. Elle avait conscience que cette lettre communiquait à son aventure intime une grandeur nationale et la majesté de l'histoire de France.

XI

C'était dans une maison de la rue de Berri, au fond de la cour, un petit entresol, qui recevait un jour triste comme les pierres le long desquelles il descendait péniblement. Le fils du duc Jean, Henri de Brécé, président du Comité exécutif, assis à son bureau, devant une feuille de papier blanc, faisait d'un pâté d'encre un ballon, en y ajoutant un filet, des cordages et une nacelle. Derrière lui, sur le mur, une grande photographie était accrochée où le Prince apparaissait très mou, dans sa solennité vulgaire et sa jeunesse épaisse. Des drapeaux aux trois couleurs, fleurdelisés, entouraient cette image. Aux angles de la pièce se déployaient des bannières sur lesquelles des dames vendéennes et des dames bretonnes avaient brodé des lis d'or et des devises royalistes. Sur le panneau du fond, des sabres de cavalerie avec une banderole de carton portant ce cri: «Vive l'armée!» Au-dessous, piquée avec des épingles, une caricature de Joseph Reinach en gorille. Un cartonnier et un coffre-fort composaient, avec un canapé, quatre chaises et le bureau de bois noir, tout le meuble de cette pièce à la fois intime et administrative. Des brochures de propagande s'entassaient par ballots au pied des murs. Debout contre la cheminée, Joseph Lacrisse, secrétaire du Comité départemental de la Jeunesse royaliste, compulsait silencieusement la liste des affiliés. A cheval sur une chaise, le regard fixe et le front plissé, Henri Léon, vice-président des Comités royalistes du Sud-Ouest, développait ses idées. Il passait pour impertinent et chagrin, grand broyeur de noir. Mais ses capacités héréditaires en finance le rendaient précieux à ses associés. Il était fils de ce Léon-Léon, banquier des Bourbons d'Espagne, ruiné au crack de l'Union Générale.