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»Et il y a autre chose encore, poursuivit Henri Léon. Il y a la veulerie générale. Je veux vous rapporter à ce sujet une parole profonde du citoyen Bissolo. C'était quand nous organisions, avec les antisémites, des manifestations spontanées contre Loubet. Nos bandes traversaient les boulevards en criant: «Panama! démission! Vive l'armée!» C'était superbe! Le petit Ponthieu et les deux fils du général Decuir tenaient la tête, huit reflets au chapeau, un oeillet blanc à la boutonnière, à la main une badine à pomme d'or. Et les meilleurs camelots de Paris formaient la colonne. On avait pu les choisir. Une bonne paye et pas de risques! Ils auraient été bien fâchés de manquer une telle fête. Aussi quelles gueules, et quels poings, et quels gourdins!

»Une contre-manifestation ne tardait pas à se produire. Des bandes moins nombreuses et moins brillantes que les nôtres, aguerries cependant et résolues, s'avançaient à l'encontre de nous, aux cris de «Vive la République! A bas la calotte!» Parfois, du milieu de nos adversaires, un cri de «Vive Loubet!» s'élevait, tout surpris lui-même de traverser les airs. Cette clameur insolite excitait, avant d'expirer, la colère des sergots, qui formaient précisément à cette heure un barrage sur le boulevard. Tel un austère galon de laine noire au bord d'un tapis bariolé. Mais bientôt cette bordure, animée d'un mouvement propre, se précipitait sur le front de la contre-manifestation, dont cependant une autre bande d'agents travaillait les derrières. Ainsi la police avait bientôt fait de mettre en pièces les partisans de M. Loubet et d'en traîner les débris méconnaissables dans les profondeurs insidieuses de la mairie Drouot. C'était l'ordre de ces jours troublés. M. Loubet ignorait-il, à l'Élysée, les procédés mis en usage par sa police pour faire respecter sur le boulevard le chef de l'État? ou, les connaissant, n'y pouvait-il, n'y voulait-il rien changer?

Je l'ignore. Aurait-il compris que son impopularité elle-même, bien que solide et pleine, se dissipait, s'évanouissait presque, dans l'agréable et singulier spectacle offert, chaque soir, à un peuple spirituel? Je ne le pense pas. Car alors cet homme serait effrayant; il aurait du génie, et je ne serais plus sûr de coucher cet hiver à l'Élysée, devant la chambre du Roi, en travers de la porte. Non, je crois que Loubet fut, cette fois encore, assez heureux pour ne pouvoir rien faire. Du moins est-il certain que les sergots, qui agirent spontanément et sur la seule impulsion de leur bon coeur, parvinrent, en rendant la répression sympathique, à répandre sur l'avènement du Président un peu de cette joie populaire qui y manquait tout à fait. En cela, si l'on y prend garde, ils nous ont fait plus de mal que de bien, puisqu'ils contentaient le public, quand nous avions intérêt à voir grandir le mécontentement général.

»Quoi qu'il en soit, une nuit, une des dernières de cette grande semaine, tandis que la manoeuvre attendue s'exécutait de point en point, alors que la contre-manifestation se trouvait prise en tête et en queue par les agents et en flanc par nous-mêmes, je vis le citoyen Bissolo se détacher du front menacé des élyséens et, par grandes enjambées, avec un furieux tortillement de son petit corps, gagner l'angle de la rue Drouot où je me tenais avec une douzaine de camelots qui criaient sous mes ordres: «Panama! démission!» Un petit coin bien tranquille! Je battais la mesure et mes hommes détachaient les syllabes «Pa-na-ma». C'était vraiment fait avec goût. Bissolo se blottit entre mes jambes. Il me craignait moins que les flics: il n'avait pas tort. Depuis deux ans, le citoyen Bissolo et moi, nous nous trouvions en face l'un de l'autre dans toutes les manifestations; à l'entrée, à la sortie de toutes les réunions, en tête de tous les cortèges. Nous avions échangé toutes les injures politiques: «Calotin, vendu, faussaire, traître, assassin, sans-patrie!» Ça lie, ça crée une sympathie. Et puis j'étais content de voir un socialiste, presque un libertaire, protéger Loubet, qui est plutôt un modéré dans son genre. Je me disais: «Il doit être agacé, le Président, d'être acclamé par Bissolo, un nain, avec une voix de tonnerre, qui dans les réunions publiques réclame la nationalisation du capital. Il aimerait mieux, ce bourgeois, être soutenu par un bourgeois comme moi. Mais il peut se fouiller. Panama! Panama! démission! démission! Vive l'armée! A bas les juifs! Vive le Roi!» Tout cela fit que je reçus Bissolo avec courtoisie. Je n'aurais eu qu'à dire: «Tiens! voilà Bissolo!» pour le faire échapper immédiatement par mes douze camelots. Mais ce n'était pas utile. Je ne dis rien. Nous étions bien calmes, l'un à côté de l'autre, et nous regardions le défilé des prisonniers loubettistes, qui étaient menés sans douceur au poste de la rue Drouot. Pour la plupart, ayant été préalablement assommés, ils traînaient aux bras des agents comme des bonshommes d'étoupe. Il se trouvait dans le nombre un député socialiste, très bel homme, tout en barbe. Il n'avait plus de manches… un apprenti qui pleurait et qui criait: «maman! maman!…» un rédacteur d'un journal incolore, les yeux pochés; son nez, une fontaine lumineuse. Et allez donc! la Marseillaise! Qu'un sang impur… J'en remarquai surtout un, qui était bien plus respectable et bien plus calamiteux que les autres. C'était une espèce de professeur, homme d'âge et grave. Évidemment, il avait voulu s'expliquer; il s'était efforcé de faire entendre aux flics des paroles subtiles et persuasives. Sans quoi, on n'aurait pas compris que ceux-ci lui labourassent les reins, comme ils faisaient, des clous de leurs souliers, et abattissent sur son dos leurs poings sonores. Et comme il était très long, très mince, faible et de peu de poids, il sautillait sous les coups d'une façon tout à fait ridicule, et il montrait une tendance comique à s'échapper en hauteur. Sa tête nue était lamentable. Il avait cet air de submergé que prennent les myopes quand ils ont perdu leur lorgnon. Son visage exprimait la détresse infinie d'un être qui n'a plus de contact avec le monde extérieur que par des poignes solides et des semelles ferrées.

»Sur le passage de ce prisonnier malheureux, le citoyen Bissolo, bien qu'en territoire ennemi, ne put s'empêcher de soupirer et de dire:

»-C'est tout de même drôle que des républicains soient traités de cette manière-là dans une république.

»Je répondis poliment qu'en effet c'était assez joyeux.

»-Non, citoyen monarchiste, reprit Bissolo, non, ce n'est pas joyeux. C'est triste. Mais ce n'est pas là le vrai malheur. Le vrai malheur, je vais vous le dire, c'est l'avachissement public.

»Ainsi parla le citoyen Bissolo avec une confiance qui nous honorait tous deux. Je promenai un regard sur la foule, et il est vrai qu'elle me sembla molle et sans énergie. De son épaisseur jaillissait de temps à autre, comme un pétard lancé par un enfant, un cri d' «A bas Loubet! A bas les voleurs! à bas les juifs! vive l'armée!»; il s'en dégageait une sympathie assez cordiale pour les bons sergots. Mais pas d'électricité, rien qui annonçât l'orage. Et le citoyen Bissolo poursuivit avec une mélancolie philosophique:

»-Le mal, le grand mal, c'est l'avachissement public. Nous, les républicains, nous les socialistes et les libertaires, nous en souffrons aujourd'hui. Vous, messieurs les monarchistes et les césariens, vous en souffrirez demain. Et vous saurez à votre tour qu'il n'est pas facile de faire boire un âne qui n'a pas soif. On arrête les républicains, et personne ne bouge. Quand ce sera le tour des royalistes d'être arrêtés, personne ne bougera non plus. Vous pouvez y compter, la foule ne se grouillera pas pour vous délivrer, vous, monsieur Henri Léon, et, votre ami M. Déroulède.