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– J'ai rencontré Jean Coq, Jean Mouton, Jean Laiglon et Gilles Singe qui, à l'Exposition, épiaient le craquement des passerelles. Jean Coq s'approcha de moi et m'adressa ces paroles sévères:

»-Monsieur Bergeret, vous avez dit que nous voulions la guerre et que nous la ferions, que je débarquerais à Douvres, que j'occuperais militairement Londres avec Jean Mouton, et que je prendrais ensuite Berlin et diverses autres capitales. Vous l'avez dit; je le sais. Vous l'avez dit méchamment, pour nous nuire, en faisant croire aux Français que nous sommes belliqueux. Or, sachez, monsieur, que cela est faux. Nous n'avons point de sentiments guerriers; nous avons des sentiments militaires,-ce qui est tout autre chose. Nous voulons la paix, et, quand nous aurons établi en France la République impériale, nous ne ferons pas la guerre.

»Je répondis à Jean Coq que j'étais prêt à le croire; qu'au surplus je voyais bien que je m'étais trompé et que mon erreur était manifeste, que Jean Coq, Jean Mouton, Jean Laiglon, Gilles Singe et tous les Trublions avaient suffisamment montré leur amour de la paix en se défendant de partir pour la Chine, où ils étaient conviés par de belles affiches blanches.

»-J'ai senti dès lors, ajoutai-je, toute la civilité de vos sentiments militaires et la force de votre attachement à la patrie. Vous n'en sauriez quitter le sol. Je vous prie, monsieur Coq, d'agréer mes excuses. Je me réjouis de vous voir pacifique comme moi.

»Jean Coq me regarda de cet oeil qui fait trembler le monde:

»-Je suis pacifique, monsieur Bergeret. Mais, Dieu merci! je ne le suis pas comme vous. La paix que je veux n'est pas la vôtre. Vous vous contentez bassement de la paix qui nous est imposée aujourd'hui. Nous avons l'âme trop haute pour la supporter sans impatience. Cette paix molle et tranquille, dont vous êtes satisfait, offense cruellement la fierté de nos coeurs. Quand nous serons les maîtres, nous en ferons une autre. Nous ferons une paix terrible, éperonnée et sonore, équestre! Nous ferons une paix implacable et farouche, une paix menaçante, horrible, flamboyante et digne de nous, grondante, tonnante, fulgurante, qui lancera des éclairs; une paix qui, plus épouvantable que la plus épouvantable guerre, glacera d'effroi l'univers et fera périr tous les Anglais par inhibition. Voilà, monsieur Bergeret, voilà comment nous serons pacifiques. Dans deux ou trois mois, vous verrez éclater notre paix: elle embrasera le monde.

»Je fus bien forcé, après ce discours, de reconnaître que les Trublions étaient pacifiques, et ainsi me fut confirmée la vérité de cet oracle écrit par la sibylle de Panzoust sur une feuille de sycomore antique:

Toi qui de vent te repais,

Trublion, ma petite outre,

Si vraiment tu veux la paix,

Commence par nous la f…

XXV

Le salon de madame de Bonmont était singulièrement animé et brillant depuis la victoire des nationalistes à Paris et l'élection de Joseph Lacrisse aux Grandes-Écuries. La veuve du grand baron réunissait chez elle la fleur du parti nouveau. Un vieux rabbin du faubourg Saint-Antoine croyait que la douce Elisabeth avait attiré à elle les ennemis du peuple saint par un décret spécial du Dieu d'Israël. La main, pensait-il, qui mit la nièce de Mardochée dans le lit d'Assuérus s'était plu à rassembler les chefs de l'antisémitisme et les princes des Trublions autour d'une juive. Il est vrai que la baronne avait abjuré la foi de ses pères. Mais qui peut pénétrer les desseins d'Iaveh? Aux yeux des artistes qui, comme Frémont, se rappelaient les figures mythologiques des palais allemands, sa grasse beauté d'Erigone viennoise semblait l'allégorie des vendanges nationalistes.

Ses dîners avaient un air de joie et de puissance, et chez elle le moindre déjeuner prenait un caractère vraiment national. C'est ainsi que, ce matin-là, elle avait réuni à sa table plusieurs illustres défenseurs de l'Église et de l'armée. Henri Léon, vice-président des Comités royalistes du Sud-Ouest, qui venait d'adresser des félicitations aux élus nationalistes de Paris. Le capitaine de Chalmot, fils du général Cartier de Chalmot, et sa jeune femme, Américaine, qui exprimait dans les salons ses sentiments nationalistes en un tel gazouillis qu'on croyait, à l'entendre, que les oiseaux des volières prenaient part à nos querelles. M. Tonnellier, professeur suspendu de cinquième au lycée Sully; on sait que M. Tonnellier, convaincu d'avoir fait à ses jeunes élèves l'apologie d'un attentat commis sur la personne de M. le Président de la République, avait été frappé d'une peine disciplinaire et tout aussitôt reçu dans le meilleur monde, où il se tenait bien, à cela près qu'il faisait des jeux de mots. Frémont, ancien communard, inspecteur des beaux-arts, qui, sur le déclin de l'âge, s'accommodait à merveille de la société bourgeoise et capitaliste, fréquentait assidûment les juifs riches, gardiens des trésors de l'art chrétien, et aurait volontiers vécu sous la dictature d'un cheval, pourvu qu'il caressât, toute la journée, de ses mains délicates, des bibelots d'une matière précieuse et d'un fin travail. Le vieux comte Davant, teint, ciré, verni, toujours beau, un peu morose, remémorant l'âge d'or des juifs, quand il fournissait aux grands financiers fastueux des meubles de Riesener et des bronzes de Thomyre. Rabatteur du baron, il lui avait procuré pour quinze millions d'objets d'art et d'ameublement. Aujourd'hui, ruiné par des spéculations malheureuses, il vivait parmi les fils, regrettant les pères, chagrin, amer, parasite des plus insolents, sachant que ce sont les seuls qui se fassent supporter. Elle avait aussi à sa table Jacques de Cadde, un des promoteurs de la souscription Henry, Philippe Dellion, Astolphe de Courtrai, Joseph Lacrisse, Hugues Chassons des Aigues, président du Comité nationaliste de la Celle-Saint -Cloud, et Jambe-d'Argent, en veste et culotte de serpillère, au bras le brassard blanc à fleurs de lis d'or, très chevelu sous son chapeau rond, que jamais il ne quittait, non plus que son chapelet de noyaux d'olives. C'était un chansonnier de Montmartre, nommé Dupont, qui, s'étant fait chouan, était reçu dans le meilleur monde. Il y mangeait sur le pouce, un vieux fusil à pierre entre les jambes, et il y buvait sec. Depuis l'Affaire, un nouveau classement s'est fait dans la haute société française.

Le jeune baron Ernest tenait, en face de sa mère, la place du maître de la maison.

La conversation vint à rouler sur la politique.

– Vous avez tort, dit Jacques de Cadde à Philippe Dellion, croyez-moi, vous avez tort de ne pas travailler le coup du père François… On ne sait pas ce qui peut arriver… après l'Exposition… Et du moment que nous faisons des réunions publiques…

– Il y a une chose vraie, dit Astolphe de Courtrai. C'est que, pour avoir de bonnes élections dans vingt mois, il faut se préparer à faire campagne. Je vous réponds que, moi, je serai prêt. Je travaille tous les jours la boxe et le bâton.

– Quel est votre professeur? demanda Philippe Dellion.

– Gaudibert. Il a perfectionné la boxe française. C'est étonnant! Il a des coups de savate exquis, et bien à lui… C'est un professeur de premier ordre, qui comprend l'importance capitale de l'entraînement.

– L'entraînement, tout est là, dit Jacques de Cadde.

– Bien sûr, reprit Astolphe de Courtrai. Et Gaudibert a des méthodes supérieures d'entraînement, tout un système basé sur l'expérience: massages, frictions, régime diététique précédant une alimentation substantielle. Sa devise est «Contre la graisse, pour le muscle». Et il vous obtient, en six mois, mes amis, un coup de poing d'une élasticité… et un coup de pied d'une souplesse…

Madame de Chalmot demanda:

– Est-ce que vous ne pouvez pas jeter en bas cet insipide ministère?

Et à la seule idée du cabinet Waldeck, elle secouait avec indignation sa jolie tête de petit Samuel.

– Ne vous inquiétez donc pas, madame, dit Lacrisse. Ce ministère sera remplacé par un autre tout pareil.

– Un autre ministère de dépense républicaine, dit M. Tonnellier. La France sera ruinée.

– Oui, dit Léon, un autre ministère tout pareil à celui-ci. Mais le nouveau déplaira moins, ce ne sera plus le ministère de l'Affaire. Il nous faudra, avec tous nos journaux, mener une campagne de six semaines au moins, pour le rendre odieux.