– Ah! soupira Jacques de Cadde, je regrette le temps où l'on se cognait. C'était le bon temps.
– Il peut revenir, dit Henri Léon.
– Croyez-vous?
– Dame! si nous le ramenons.
– C'est vrai!
– Nous sommes le nombre, comme dit le général Mercier. Agissons.
– Vive Mercier! cria Jambe-d'Argent.
– Agissons, poursuivit Henri Léon. Ne perdons pas de temps. Et surtout prenons garde de nous refroidir. Le nationalisme veut être avalé chaud. Tant qu'il est bouillant, c'est un cordial. Froid, c'est une drogue!
– Comment! une drogue? demanda sévèrement Lacrisse.
– Une drogue salutaire, un remède efficace, une bonne médecine. Mais que le malade n'avalera pas avec plaisir, ni volontiers… Il ne faut pas laisser reposer la mixture. Agitez le flacon avant de verser, selon le précepte du sage pharmacien. En ce moment, notre mixture nationaliste, bien secouée, est d'un beau rose agréable à voir, et d'une saveur légèrement acide qui flatte le palais. Si nous laissons reposer la bouteille, la liqueur perdra beaucoup en coloration et en saveur. Elle déposera. Le meilleur ira au fond, les parties de monarchie et de religion, qui entrent dans sa composition, se fixeront au culot. Le malade, défiant, en laissera les trois quarts dans la fiole. Agitez, messieurs, agitez.
– Qu'est-ce que je vous disais! s'écria le jeune de Cadde.
– Agiter, c'est facile à dire. Encore faut-il le faire à propos. Sans quoi on risque de mécontenter l'électeur, objecta Lacrisse.
– Oh! dit Léon, si vous songez à votre réélection!…
– Qui vous dit que j'y songe? Je n'y songe pas.
– Vous avez raison, il ne faut pas prévoir les malheurs de si loin.
– Comment? les malheurs! Vous croyez que mes électeurs changeront?
– Je crains, au contraire, qu'ils ne changent pas. Ils étaient mécontents, et ils vous ont élu. Ils seront mécontents encore dans quatre ans. Et cette fois ce sera de vous… Voulez-vous un conseil, Lacrisse?
– Donnez toujours.
– Vous avez été nommé par deux mille électeurs?
– Deux mille trois cent neuf.
– Deux mille trois cent neuf… On ne peut pas contenter deux mille trois cent neuf personnes. Mais il ne faut pas seulement s'attacher au nombre, il faut aussi regarder à la qualité. Vous avez parmi vos électeurs un assez gros paquet de républicains anticléricaux, petits commerçants, petits employés. Ce ne sont pas les plus intelligents.
Lacrisse, qui était devenu un homme sérieux, répondit avec lenteur et gravité:
– Je vais vous expliquer. Ils sont républicains, mais ils sont avant tout patriotes. Ils ont voté pour un patriote qui ne pensait pas comme eux, qui était d'un avis différent du leur sur des questions qu'ils jugeaient secondaires. Leur conduite est parfaitement honorable, et je pense que vous n'hésitez pas à l'approuver.
– Certainement, je l'approuve. Mais nous pouvons dire, entre nous, qu'ils ne sont pas très forts.
– Pas très forts!… reprit Lacrisse amèrement, pas très forts… Je ne vous dis pas qu'ils sont aussi forts que…
Il chercha dans son esprit le nom d'un homme fort, mais soit qu'il n'en connût pas parmi ses amis, soit que sa mémoire ingrate lui refusât le nom qu'il voulait, soit qu'une naturelle malveillance lui fît repousser les exemples qui lui venaient à l'esprit, il n'acheva pas sa phrase, et il reprit avec un peu d'humeur:
– Enfin, je ne vois pas pourquoi vous les débinez.
– Je ne les débine pas. Je dis qu'ils sont moins intelligents que vos électeurs monarchistes et catholiques qui ont marché pour vous avec les bons Pères. Ceux-là, ils savaient ce qu'ils faisaient. Eh bien! votre intérêt, comme votre devoir, est de travailler pour eux, d'abord parce qu'ils pensent comme vous et ensuite parce qu'on ne les trompe pas, les bons Pères, tandis qu'on trompe les imbéciles.
– Erreur! profonde erreur! s'écria Joseph Lacrisse. On voit bien, mon cher, que vous ne connaissez pas l'électeur. Je le connais, moi! Les imbéciles ne sont pas plus faciles à tromper que les autres. Ils se trompent, c'est vrai. Ils se trompent à chaque instant. Mais on ne les trompe pas…
– Si! si! on les trompe, seulement il faut savoir s'y prendre.
– N'en croyez rien, répondit Lacrisse avec sincérité.
Puis, se ravisant:
– D'ailleurs, je ne veux pas les tromper.
– Qui vous parle de les tromper? Il faut les satisfaire. Et vous le pouvez à peu de frais. Vous ne voyez pas assez le Père Adéodat. C'est un homme de bon conseil, et si modéré! Il vous dira avec son fin sourire, les mains dans ses manches: «Monsieur le conseiller, gardez, contentez votre majorité. Nous ne serons pas offensés ça et là d'un vote sur l'imprescriptibilité des droits de l'homme et du citoyen, ou même contre l'ingérence du clergé dans le gouvernement. Pensez en séance publique à vos électeurs républicains, et soyez à nous dans les commissions. C'est là, dans la paix et le silence, qu'on fait de bonne besogne. Que la majorité du Conseil se montre parfois anticléricale, c'est un mal que nous supporterons avec patience. Mais il importe que les grandes commissions soient profondément religieuses. Elles seront plus puissantes que le Conseil lui-même, parce qu'une minorité active et compacte l'emporte toujours sur une majorité inerte et confuse.»
»Voilà, mon cher Lacrisse, ce que vous dira le Père Adéodat. Il est admirable de patience et de sérénité. Quand nos amis viennent lui dire en frémissant: «Oh! mon père! quelles abominations nouvelles préparent les francs-maçons! le stage scolaire, l'article 7, la loi sur les associations, ce sont des horreurs!» le bon Père sourit et ne répond rien. Il ne répond rien, mais il pense: «Nous en avons vu d'autres. Nous avons vu 89 et 93, la suppression des communautés religieuses et la vente des biens ecclésiastiques. Et jadis, sous la monarchie très chrétienne, croit-on que nous avons gardé et accru nos biens sans efforts et sans luttes? C'est mal connaître l'histoire de France. Nos grasses abbayes, nos villes et villages, nos serfs, nos prairies et nos moulins, nos bois et nos étangs, nos justices et nos juridictions, nous ont été sans cesse disputés par de puissants ennemis, seigneurs, évêques et rois. Nous avions à défendre, à main armée ou devant les tribunaux, un jour un pré, une route, le lendemain, un château, un gibet. Pour soustraire nos richesses à la cupidité du pouvoir laïque, il nous fallait à tout momonet produire ces vieilles chartes de Clotaire et de Dagobert que la science impie, enseignée aujourd'hui dans les écoles du gouvernement, argue de faux. Nous avons plaidé pendant dix siècles contre les gens du Roi. Il n'y a que trente ans que nous plaidons contre la justice de la République. Et l'on croit que nous sommes las! Non, nous ne sommes ni effrayés ni découragés. Nous avons de l'argent et des immeubles. C'est le bien des pauvres. Pour le conserver et le multiplier, nous comptons sur deux secours qui ne nous feront pas défaut: la protection du Ciel et l'impuissance parlementaire.»
**»Telles sont les pensées qui se forment harmonieusement sous le crâne luisant du Père Adéodat. Lacrisse, vous avez été le candidat du Père Adéodat. Vous êtes son élu. Voyez-le. C'est un grand politique. Il vous donnera de bons conseils. Vous apprendrez de lui à contenter le charcutier qui est républicain et à charmer le marchand de parapluies qui est libre penseur. Voyez le Père Adéodat, voyez-le sans cesse et le revoyez.
– J'ai plusieurs fois causé avec lui, dit Joseph Lacrisse. Il est en effet très intelligent. Ces bons Pères se sont enrichis avec une rapidité surprenante. Ils font beaucoup de bien dans le quartier.
– Beaucoup de bien, reprit Henri Léon. Tout l'énorme quadrilatère compris entre la rue des Grandes-Écuries, le manège, l'hôtel du baron Golsberg et le boulevard extérieur leur appartient. Ils réalisent patiemment un plan gigantesque. Ils ont entrepris d'élever en plein Paris, dans votre circonscription, mon cher, une autre Lourdes, une immense basilique, qui attirera, chaque année, des millions de pèlerins. En attendant ils construisent sur leurs vastes terrains des maisons de rapport.