– Il y a des choses qui pourraient aller mieux, dit Hugues Chassons des Aigues. Ne nous congratulons pas trop. Le 14 Juillet, Loubet, Waldeck, Millerand, André sont rentrés chacun chez soi. Ils n'y seraient pas rentrés si on m'avait écouté. Mais on ne veut pas agir. Nous manquons d'énergie.
Joseph Lacrisse répondit gravement:
– Non! Nous ne manquons pas d'énergie. Mais il n'y a rien à faire pour l'instant. Après l'Exposition nous agirons vigoureusement. Le moment sera favorable. La France, après la fête, aura mal aux cheveux. Elle sera de mauvaise humeur. Il y aura des chômages et des cracks. Rien ne sera plus facile alors que de provoquer une crise ministérielle et même une crise présidentielle. N'est-ce pas votre avis, Léon?
– Sans doute, sans doute, répondit Léon. Mais il ne faut pas se dissimuler que dans trois mois nous serons un peu moins nombreux et que Loubet sera un peu moins impopulaire.
Jacques de Cadde, Dellion, Chassons des Aigues, Lacrisse, tous les Trublions ensemble protestèrent et s'efforcèrent d'étouffer par leurs cris une si fâcheuse prédiction. Mais Henri Léon d'une voix très douce poursuivit:
– C'est fatal! Loubet sera de jour en jour moins impopulaire. Il était haï sur l'idée que nous avions donnée de lui: il ne la remplira pas toute. Il n'est pas assez grand pour égaler l'image que nous en avions dressée, à l'épouvante des foules. Nous avons montré un Loubet de cent coudées, protégeantles voleurs parlementaires et détruisant l'armée nationale. La réalité paraîtra moins effrayante. On ne le verra pas toujours sauver les voleurs et désorganiser l'armée. Il passera des revues. Cela vous pose un homme. Il ira en voiture. C'est plus honorable que d'aller à pied. Il donnera des croix; il répandra abondamment les palmes académiques. Ceux qu'il aura décorés ou palmés ne croiront plus qu'il veut livrer la France à l'étranger. Il aura des mots heureux. N'en doutez pas. Les mots heureux ce sont les plus bêtes. Il n'a qu'à voyager pour être acclamé. Les paysans crieront sur son passage: «Vive le président» comme si c'était encore le bon tanneur que nous pleurons parce qu'il aimait bien l'armée. Et si l'alliance russe venait à repiquer… j'en frissonne… Vous verriez nos amis nationalistes dételer sa voiture. Je ne dis pas que c'est un homme d'un puissant génie. Mais il n'est pas plus bête que nous. Il cherche à améliorer sa position. C'est bien naturel. Nous avons voulu le couler; il nous use.
– Nous user, je l'en défie, s'écria le jeune de Cadde.
– Le temps seul, reprit Henri Léon, suffit à nous user. Ainsi, notre Conseil municipal de Paris, qu'il fut beau le soir du ballottage qui nous donna la majorité! «Vive l'armée! mort aux juifs!» criaient les électeurs, ivres de joie, d'orgueil et d'amour. Et les élus radieux répondaient: «Mort aux juifs! Vive l'armée!» Mais comme le nouveau Conseil ne pourra ni dispenser du service militaire tous les fils de ses électeurs, ni distribuer aux petits commerçants l'argent des riches Israélites, ni même épargner aux ouvriers les souffrances du chômage, il trompera de vastes espérances et deviendra d'autant plus odieux qu'il aura été plus désiré. Il risque avant peu de perdre sa popularité dans la question des monopoles, eaux, gaz, omnibus.
– Vous êtes dans l'erreur, mon cher Léon! s'écria Joseph Lacrisse. Pour ce qui est du renouvellement des monopoles, rien à craindre. Nous dirons à l'électeur: «Nous vous donnons le gaz à bon marché», et l'électeur ne se plaindra pas. Le Conseil municipal de Paris, élu sur un programme exclusivement politique, exercera une action décisive dans la crise politique et nationale qui va éclater après la fermeture de l'Exposition.
– Oui, mais pour cela, dit Chassons des Aigues, il faut qu'il prenne la tête du mouvement démagogique. S'il est modéré, régulier, sage, conciliant, gentil, tout est fichu. Qu'il sache bien qu'on l'a nommé pour renverser la République et chambarder le parlementarisme.
– La trompe! la trompe!… s'écria Jacques de Cadde.
– Qu'on y parle peu, mais bien, poursuivit Chassons des Aigues…
– La trompe! la trompe!
Chassons des Aigues dédaigna l'interruption:
– Qu'on émette de temps à autre un voeu, un pur voeu, tel que celui-ci:
«Mise en accusation des ministres…»
Le jeune de Cadde cria plus fort:
– La trompe! La trompe!…
Chassons des Aigues essaya de lui faire entendre raison.
– Je ne suis pas opposé, en principe, à ce que nos amis sonnent l'hallali des parlementaires. Mais la trompe est, dans les assemblées, l'argument suprême des minorités. Il faut la réserver pour le Luxembourg et le Palais Bourbon. Je vous ferai remarquer, mon cher ami, qu'à l'Hôtel de Ville nous avons la majorité.
Cette considération ne toucha pas le jeune de Cadde, qui cria plus fort que devant:
– La trompe! la trompe! Savez-vous sonner de la trompe, Lacrisse? Si vous ne savez pas, je vous apprendrai. Il est nécessaire qu'un conseiller municipal sache sonner de la trompe.
– Je reprends, dit Chassons des Aigues, sérieux comme s'il taillait un bac; premier voeu du Conseiclass="underline" mise en accusation des ministres; deuxième voeu: mise en accusation des sénateurs; troisième voeu: mise en accusation du président de la République… Après quelques voeux de cette force le ministère procède à la dissolution du Conseil. Le Conseil résiste et fait un véhément appel à l'opinion. Paris outragé se soulève…
– Croyez-vous, demanda doucement Léon, croyez-vous, Chassons, que Paris outragé se soulèvera?
– Je le crois, dit Chassons des Aigues.
– Je ne le crois pas, dit Henri Léon… Vous connaissez le citoyen Bissolo, puisque vous l'avez décervelé, le 14, à la revue. Je le connais aussi. Une nuit, sur le boulevard, pendant une des manifestations qui suivirent l'élection du triste Loubet, le citoyen Bissolo vint à moi comme au plus constant et au plus généreux de ses ennemis. Nous échangeâmes quelques paroles. Tous nos camelots donnaient. Les cris de: «Vive l'armée!» grondaient de la Bastille à la Madeleine. Les promeneurs, amusés et souriants, nous étaient favorables. Lançant comme une faux son long bras de bossu vers la foule, Bissolo me dit: «Je la connais la rosse. Montez dessus. Elle vous cassera les reins, en se couchant par terre tout d'un coup, quand vous ne vous méfierez pas». Ainsi parla Bissolo au coin de la rue Drouot le jour où Paris s'offrait à nous.
– Mais il outrage le peuple, votre Bissolo, s'écria Joseph Lacrisse. Il est infâme.
– Il est prophétique, répliqua Henri Léon.
– La trompe, la trompe, il n'y a que ça, chanta, d'une voix pâteuse, le jeune Jacques de Cadde.
Fin
France Anatole
FRANCE Anatole(1844-1924), écrivain français qui connut beaucoup de succès.
Mieux que la perfection froide de sa prose trop travaillée, son esprit épicurien sceptique et ironique fait aujourd’hui encore le charme de plusieurs récits. Ce fils de libraire fut essentiellement autodidacte et écrivit ses premiers textes dans son adolescence et pénétra très jeune dans les milieux érudits de Paris. La reconnaissance du public ne vint que lorsqu’il se consacra à la prose narrative. Il prit parti comme Zola et comme Proust pour la réhabilitation du capitaine Dreyfus désigné par l ’antisémitisme de la société française comme le bouc émissaire idéal. Dans ses ouvrages ultérieurs, France se fit l’avocat des causes humanitaires et sociales, plaidant en faveur des libertés civiques, de l’école publique et des droits du travail, tout en dressant une satire brillante et acerbe des abus politiques, économiques et sociaux de son époque. Toutefois, malgré ses prises de position relativement avant- gardistes sur le plan social, il demeura tout à fait fidèle au goût classique sur le plan littéraire. Personnage important du monde des lettres, Anatole France fut élu à l’académie française en 1896 et reçut le prix Nobel de littérature en 1921. il s’éteignit près de Tours en 1924.